Le « pipeline » américano-russe. Pourquoi le secteur de l’énergie en Europe reste-t-il un champ de bataille ?

Koval Serhii
Photo: Finance.ua
Cet optimisme pouvait d’ailleurs être qualifié de débridé et généralisé : des plans de renoncement total au GNL russe, un renforcement du contrôle en mer du Nord, de nouvelles feuilles de route pour la diversification énergétique.
On estimait en effet que si l’on expliquait au nouveau dirigeant que les États-Unis allaient également tirer des profits de la fourniture d’énergie, il accepterait avec enthousiasme. Mais tous ces plans ont soit été arrêtés, soit ralentis, et nous entrons désormais dans une période de possible guerre commerciale entre l’UE et les États-Unis.
Le plus absurde dans tout cela est qu’il semble que quelqu’un au sein du gouvernement américain ait décidé que le gaz russe en Europe était préférable au gaz américain. Toutefois, cette histoire révèle une situation bien plus profonde qu’un simple désir de fournir des ressources énergétiques : le processus même pourrait indiquer une volonté d’étendre son influence et son contrôle sur l’Europe et de fragiliser le pouvoir de l’ensemble du bloc.
L’influence de la Russie sur l’Union européenne
La critique générale de l’UE concernant sa propre consommation énergétique, bien qu’existante, est souvent superficielle et émotionnelle — non sans raison, bien sûr. En effet, les pays du bloc (principalement l’Allemagne et les pays d’Europe de l’Est) ont consciemment développé une dépendance vis-à-vis des ressources énergétiques russes. Cette politique avait pour but principal de stimuler la croissance économique et l’industrie, où le coût de l’énergie joue un rôle clé. Il convient également de noter que la consommation de gaz russe par l’Ukraine est restée importante même après 2014.
L’Union européenne est l’un des plus grands marchés mondiaux de consommation de gaz et de ressources énergétiques en général (ce qui n’est guère surprenant compte tenu de sa population de près de 450 millions d’habitants et de son PIB de 20 000 milliards de dollars). Cependant, elle ne possède pas de réserves de gaz suffisantes pour couvrir ses propres besoins, la rendant fortement dépendante des importations. Il s’est avéré que la source la plus simple et la moins coûteuse était initialement celle de l’URSS, puis de la Russie.
La Russie a tiré d’énormes bénéfices de cette situation. Cela se reflétait notamment dans la capitalisation boursière de Gazprom, le principal fournisseur en Europe, qui atteignait 367 milliards de dollars en 2008. À cette époque, l’entreprise figurait parmi les plus grandes capitalisations mondiales et nourrissait des ambitions d’atteindre le seuil de 1 000 milliards de dollars. Gazprom a étendu son influence en achetant des réseaux de gazoducs et des fournisseurs, occupant des positions dominantes, voire monopolistiques, sur certains marchés nationaux. En outre, son influence s’est étendue à d’autres domaines : elle a servi de puissance douce (soft power) sur le continent en finançant divers projets culturels et médiatiques.
La concurrence sur le marché européen
L’UE percevait déjà à l’époque le problème évident que représentait l’influence considérable de la Russie sur son propre secteur énergétique, d’autant que la Russie démantelait activement les restes de ses institutions démocratiques et avait déjà mené une intervention militaire dans un autre pays. C’est pourquoi, en 2009, un ensemble de réformes connu sous le nom de Troisième paquet énergie a été adopté. Officiellement, ces réformes visaient à instaurer la concurrence et à créer un marché gazier commun et unique (c’est d’ailleurs grâce à celui-ci que notre pays a pu diversifier ses approvisionnements après 2014). Mais en pratique, l’un des principaux objectifs était de lutter contre la position dominante de Gazprom en Europe. Les autorités russes en étaient bien conscientes : la Russie a déposé des plaintes auprès de l’Organisation mondiale du commerce contre les décisions de l’UE, et Poutine évoquait régulièrement le marché énergétique unique et les projets de transition hors des énergies fossiles dans un ton négatif :
« Nous parlons, en réalité, d’une confiscation de biens », avait déclaré le dirigeant russe lors de négociations avec José Manuel Barroso en 2011.
Les réformes elles-mêmes n’imposaient pas l’abandon du gaz russe en tant que tel, car il est difficile de remplacer des volumes aussi importants de gaz en peu de temps. Toutefois, cette approche a permis de créer les conditions pour diversifier les approvisionnements sur le marché unique et d’offrir à d’autres fournisseurs la possibilité de développer leurs exportations vers l’Europe. Néanmoins, les contrats à long terme et le coût inférieur du transport par gazoduc (comparé au GNL) rendaient toujours le gaz russe plus avantageux à l’achat.
Ainsi, malgré les réformes mises en œuvre, entre 2014 et 2021, la part du gaz russe dans la consommation de l’UE a continué d’augmenter, atteignant un pic de 45 %. De plus, le gaz est une ressource particulière : contrairement au pétrole, il nécessite des infrastructures spécialisées pour être transporté depuis les pays producteurs. Peu de pays dans le monde disposaient de telles capacités. Cependant, un tel pays a fini par émerger.
Le déploiement du GNL américain en Europe
En 2018, sous la première administration Trump, un accord a été conclu pour augmenter les livraisons de GNL vers l’Europe. À cette époque, les États-Unis connaissaient la « révolution du schiste », qui avait permis d’augmenter les exportations d’abord vers les pays voisins, puis, après l’accord, vers l’Union européenne.
« L’Union européenne souhaite importer davantage de GNL des États-Unis, et elle deviendra un très, très grand acheteur. Nous allons leur faciliter grandement cette démarche, mais ils seront un acheteur massif de GNL, afin de pouvoir diversifier leur approvisionnement énergétique, ce qu’ils souhaitent vraiment faire. Et nous en avons beaucoup », déclara Trump lors d’une rencontre avec Jean-Claude Juncker.
Le nouveau plan d’approvisionnement a effectivement commencé à porter ses fruits. Dès l’année de la signature de l’accord, les livraisons de GNL à travers l’Atlantique ont atteint 15 millions de tonnes (soit 20,7 milliards de m³ en équivalent), représentant 4 % de la consommation totale de l’Union. En 2022, après le début de la guerre à grande échelle, les volumes livrés ont augmenté pour atteindre 55 millions de tonnes (75,9 milliards de m³), portant la part du gaz américain à 19 % de la consommation du bloc.
De plus, les États-Unis disposent des plus grandes capacités mondiales de terminaux GNL, soit 92,1 millions de tonnes par an, et plus de 50 % de ces capacités étaient déjà dirigées vers le continent européen. C’est précisément cette orientation qui a permis, en 2023, de réaliser des progrès significatifs dans le remplacement du gaz russe.
L’abandon du gaz russe
Contrairement à ce que pensent de nombreux Ukrainiens, les plans visant à renoncer au gaz russe ont toujours existé au sein de l’Union européenne et n’ont jamais été retirés des discussions. Toutefois, en raison de la résistance de certains pays et de la crainte d’une déstabilisation de la situation énergétique, le bloc a dû adopter une approche complexe et progressive.
Dans un premier temps, les autorités de l’UE ont cherché à réduire la consommation globale de gaz à court terme, car un remplacement rapide était impossible. En 2024, la consommation totale de l’UE s’est élevée à 313 milliards de mètres cubes, soit 21 % de moins qu’en 2021. Sur ce total, 273 milliards provenaient des importations, ce qui représente 18 % de moins qu’en 2022. Autrement dit, le bloc a non seulement réduit sa consommation globale, mais aussi ses importations, en misant davantage sur la production intérieure.
Parallèlement, l’UE et certains États membres ont activement développé la capacité de réception de GNL à l’intérieur du bloc et dans les pays exportateurs. En février 2025, la Commission européenne a présenté le « Plan pour une énergie abordable », qui prévoit le financement de projets de transport de GNL en dehors de l’UE. Plusieurs pays ont également lancé leurs propres initiatives : l’Allemagne a commencé, en 2024, à construire son premier terminal terrestre de GNL (en plus des terminaux flottants déjà opérationnels) ; l’Italie prépare également un nouveau terminal terrestre, tandis que la Lituanie, la Grèce et Chypre investissent dans des terminaux flottants.
De plus, l’UE et ses États membres cherchent d’autres alternatives au gaz, telles que l’hydrogène ou l’énergie nucléaire.
Bien que tous ces plans soient activement mis en œuvre, la part du gaz russe reste importante (19 %) et a même augmenté par rapport à 2023, principalement en raison du GNL. Cette hausse ne découle pas d’un désir d’acheter du gaz russe, mais plutôt des actions du principal fournisseur alternatif — les États-Unis.
Grâce aux réformes mises en place, l’UE a atteint un objectif crucial en peu de temps : le prix du gaz sur les marchés européens a chuté début 2024 à ses plus bas niveaux depuis 2021, rendant le marché européen moins rentable pour les entreprises américaines que les marchés asiatiques.
La Russie, de son côté, cherche simplement à maintenir ses exportations, même à perte, pour soutenir son niveau de production, tout en profitant de coûts de transport plus faibles. Cette situation, bien qu’elle n’ait pas un impact majeur sur le marché européen — la part de la Russie étant toujours deux fois inférieure à la moyenne des dernières années — contredit néanmoins l’objectif de se passer complètement du gaz russe.
Face à cela, les autorités de l’UE ont décidé de profiter du retour au pouvoir de Donald Trump et de ses guerres tarifaires. Comme mentionné précédemment, c’est Trump qui avait lancé l’approvisionnement de l’Europe en gaz américain, ce qui représente désormais une excellente opportunité de lui offrir la « justice commerciale » qu’il recherche.
Étant donné que des sanctions directes sont actuellement impossibles, la Commission européenne envisage d’instaurer des droits de douane sur le GNL russe afin de le rendre non rentable et de permettre aux entreprises européennes de résilier plus facilement leurs contrats avec les fournisseurs russes.
Cette idée occupe une place clé dans le plan global de l’accord entre les États-Unis et l’UE. En parallèle, les tarifs imposés par Trump et la décision de la Chine de bloquer l’accès du gaz américain à son marché devraient inciter les États-Unis à stimuler davantage leur commerce gazier avec l’UE.
Bien que les volumes exportés vers la Chine ne soient pas très importants, cette décision a une portée géopolitique qui devrait encourager Washington à renforcer ses échanges avec l’Europe.
Les Américains et les pipelines
Cependant, un problème interne subsiste pour l’Union européenne en matière de gaz : les gazoducs et leur utilisation économiquement plus avantageuse. La Hongrie et la Slovaquie exploitent activement ce sujet, affirmant qu’il n’existe pas d’alternative globale à ces infrastructures. Après le retour de Trump, des informations ont commencé à circuler dans les médias selon lesquelles certains responsables américains envisageraient le rachat du Nord Stream par des Américains. Officiellement, cela serait justifié par le retrait de la Russie du projet, censé rendre l’approvisionnement en gaz plus stable (une logique qui mérite uniquement d’être critiquée).
Parallèlement, des informations font état d’un souhait américain de prendre le contrôle du réseau de transport de gaz ukrainien, ce qui n’a aucun sens puisque l’Ukraine n’assure plus le transit de gaz sur son territoire. L’essentiel est que, pour l’UE, les pipelines ne sont plus un élément aussi crucial de la sécurité énergétique qu’ils ne le sont pour la Russie en termes de revenus.
Bien que la Russie dispose de capacités de GNL, celles-ci ne sont pas comparables aux volumes potentiels qu’offraient le TurkStream, la route ukrainienne et les deux branches du Nord Stream.
La perte du marché européen a déjà conduit à des conséquences majeures : Gazprom, autrefois l’une des entreprises russes les plus rentables, enregistre des pertes catastrophiques records pour la deuxième année consécutive.
La Commission européenne comprend que l’utilisation des pipelines doit appartenir au passé. Ainsi, bien qu’elle facilite les négociations avec l’Ukraine sur la reprise du transport de gaz (à la demande de la Slovaquie et de la Hongrie), elle n’y manifeste pas un grand intérêt et propose plutôt des solutions alternatives, comme l’utilisation des stockages souterrains ukrainiens pour y entreposer du gaz importé depuis l’outre-mer.
Il faut comprendre que même un transit minimal via l’Ukraine permettait à la Russie d’exporter 14 milliards de mètres cubes, soit un quart de ses exportations totales vers l’UE. Avec l’introduction prévue de nouveaux droits de douane contre le GNL russe, ces exportations chuteront encore davantage.
La Russie s’oppose activement à ces projets, suscitant des discussions sur la reprise des exportations gazières par pipeline, principalement en Allemagne, où elle conserve un puissant lobbying au sein de partis clés comme la CDU et le SPD, tout en encourageant aussi le lobbying de telles idées aux États-Unis.
Le seul bénéficiaire potentiel du transfert de la propriété des infrastructures gazières serait la Russie elle-même, tandis que l’UE risquerait de retomber dans une période de dépendance.
Le premier à avoir soulevé la question de l’achat du Nord Stream fut l’homme d’affaires américain Steve Lynch, spécialisé dans les actifs problématiques, y compris russes. Il avait déjà participé à l’achat d’actifs de la compagnie énergétique russe en faillite Ioukos (dont les ressources avaient été nationalisées) en 2007, et du filial suisse de Sberbank en 2022. Bien que cela n’indique pas de lien direct avec le gouvernement russe, lors de l’achat des actifs privés de Ioukos, la société publique Rosneft s’était retirée de l’enchère, alors qu’elle en était auparavant le principal acheteur.
La situation devient encore plus intéressante avec le partenaire commercial de Lynch, David Hern, un investisseur actif en Russie à ce jour. Hern a siégé aux conseils d’administration de RAO EES (la plus grande entreprise énergétique de Russie avant 2008, et l’une des plus grandes au monde) et d’Aeroflot, et détient des actions dans diverses entreprises, y compris dans le secteur énergétique. Vitkoff, qui selon les médias fait pression pour la levée des sanctions énergétiques, détenait une part dans le producteur d’aluminium Rusal.
Ainsi, bien que les Américains manifestent un intérêt en tant que prétendus gestionnaires indépendants, leurs liens importants avec la Russie remettent en question l’impartialité de ce lobbying. Sous couvert d’une idée de contrôle indépendant, ils cherchent à ramener le marché gazier européen dans le giron de la Russie, ce qui, avant tout, porterait préjudice aux entreprises américaines qui, évidemment, ne pourraient pas concurrencer le gazoduc russe meilleur marché.