Le monde idéal de Peter Thiel

Vadym Kovalenko
Photo: Jim Watson/AFP/Getty Images
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Dans le dernier article, nous avons évoqué les milieux financiers qui influencent l’évolution de la politique américaine.
Comme vous le savez, c’est la suite qui fait le roi. Ainsi, pour analyser les actions de Trump ou de son équipe, il est essentiel de s’intéresser à l’un de ses principaux soutiens financiers – une figure volontairement discrète : Peter Thiel. Il s’agit d’un personnage tout à fait singulier. Je souhaite attirer l’attention sur le système dialectique de croyances dans lequel Thiel évolue avec assurance et une certaine harmonie : il critique activement les réseaux sociaux, tout en y investissant ; il est homosexuel et soutient le droit à l’homophobie ; son train libertarien fonce à toute vitesse vers le dépôt conservateur d’extrême droite… quitte à en fracasser le mur, si cela lui chante. Contrairement à la plupart des « milliardaires de la tech », la pensée de Thiel est entièrement tournée vers les sciences humaines. Enfant, il était pourtant doué en mathématiques. Mais Thiel ne se voit ni comme un scientifique, ni comme un riche homme d’affaires enchaînant les réunions (auxquelles, dit-on, il consacre moins de dix minutes par jour), mais comme un artiste. Pas n’importe quel artiste : un super-artiste, par analogie avec le surhomme de Nietzsche. Les milliardaires technologiques comme Elon Musk perçoivent la réalité comme une ligne droite de progrès, où l’humanité, l’histoire, les avancées culturelles et scientifiques ne sont que des instruments destinés à atteindre certains jalons supposément glorieux — un vol vers Mars, l’invention d’Internet, etс. La pensée de Thiel est à l’inverse de celle des autres figures de la tech : pour lui, les réussites technologiques — qu’il s’agisse des siennes ou de celles de Musk — ne sont que des outils au service du déploiement des processus historiques et culturels dans toute leur richesse et leur idéal. En ce sens, sa vision humaniste est teintée d’un certain mysticisme, presque religieux. Ce portrait serait incomplet sans mentionner un autre trait révélateur : Peter Thiel est un excellent joueur d’échecs depuis l’enfance — l’un des meilleurs de sa génération aux États-Unis. Ce détail ne fait que confirmer les capacités d’analyse méthodique de ce milliardaire.
De manière générale, la biographie écrite de Peter Thiel est quelque peu déroutante. Elle n’est pas simplement peu flatteuse : elle brosse le portrait d’un fanatique presque dénué de joie. La plupart de ses proches ont catégoriquement refusé de contribuer au livre, justifiant leur silence par un mot : « peur ». Enfant, il était perçu comme arrogant par ses camarades. Pour lui, enfreindre les règles d’un jeu était parfaitement acceptable… si cela permettait de gagner. Durant sa scolarité, il a été envoyé dans un internat en Namibie où l’on pratiquait les châtiments corporels. Selon Thiel, cette expérience a engendré une haine viscérale des règles — une aversion qui l’a accompagné toute sa vie et l’a naturellement orienté vers le libertarianisme. À l’université de Stanford, en pleine Silicon Valley, il obtient d’abord un diplôme en philosophie, avant de poursuivre avec un doctorat en droit. C’est à cette époque qu’il découvre et se passionne pour les travaux de René Girard, professeur et philosophe à Stanford. Thiel adoptera nombre de ses idées, qu’il ne cessera de citer dans ses articles, conférences et entretiens.
La philosophie de René Girard
Qu’est-ce qui a tant retenu l’attention de Peter Thiel ? L’œuvre du philosophe René Girard est traversée par une idée centrale : le désir mimétique. Selon cette théorie, nos désirs ne sont pas autonomes. Un individu ne choisit pas librement ce qu’il désire ; il façonne ses désirs en imitant ceux des autres — un processus appelé mimésis. À travers cette grille de lecture, Girard expose un mécanisme universel du conflit : le sujet et le modèle qu’il imite finissent inévitablement par entrer en rivalité pour le même objet de désir.
Dans ses ouvrages suivants, La Violence et le Sacré et Le Bouc émissaire, René Girard étend sa théorie mimétique aux domaines religieux et anthropologiques. Il avance que, pour prévenir l’effondrement des sociétés provoqué par les conflits mimétiques, les communautés archaïques ont inventé un mécanisme de régulation : le sacrifice. Ce mécanisme, selon sa théorie, fonctionne de la manière suivante : la société est en proie à une montée de violence et de tensions internes. Pour canaliser cette agressivité collective, une victime est désignée — souvent un individu ou un groupe innocent, parfois même une nation entière. Cette victime devient le bouc émissaire, sur lequel sont projetées toutes les frustrations, rancunes et colères accumulées. Une fois la victime sacrifiée, l’ordre est rétabli et la communauté, désormais apaisée, retrouve une certaine forme d’unité.
Ce mécanisme du sacrifice constitue le fondement des pratiques sacrées et des rituels. Les mythes et rites traditionnels confèrent à la violence un statut sacré. Paradoxalement, le sacré, selon Girard, est une sublimation de la violence. Les rituels ne sont rien d’autre qu’une répétition de l’événement violent originel — mais sous une forme codifiée, maîtrisée. Girard insiste sur l’ambiguïté du sacré : il est à la fois bienfaisant et malfaisant, salvateur et destructeur — il sauve autant qu’il tue. Les sociétés modernes produisent constamment l’image de l’ennemi — l’étranger, l’« autre » — pour expliquer leur désordre interne.
Dans ses ouvrages ultérieurs, notamment J’ai vu Satan tomber comme l’éclair, Girard montre comment les idéologies modernes reproduisent ce schéma ancestral : elles désignent un ennemi « responsable de tout », qu’il s’agisse d’un groupe social, d’un peuple, ou d’une nation. Cet ennemi devient la victime sacrificielle moderne. Le nationalisme, certains mouvements politiques ou encore les idéologies radicales sont autant de formes nouvelles de sacralisation de la violence. Pour défendre leurs idéaux, les individus et les États ont encore besoin de victimes — qu’il s’agisse de personnes isolées ou de peuples entiers. Girard accorde une attention particulière à la manière dont nos sociétés modernes cherchent à maintenir l’apparence de la paix tout en perpétuant une violence de masse — dissimulée sous les habits de causes politiques, de discours moraux ou d’aspirations humanitaires.
Ainsi, se dessinent les concepts clés — ces mots de contrôle — qui fascinent Peter Thiel et qu’il maîtrise intimement : le désir, le conflit, les rituels, la dualité du bien et du mal, l'ontologie de la violence, la religiosité, le sacré, la culture, et le sacrifice comme mécanisme d’apaisement de l’agressivité.
Thiel et Stanford
À Stanford, Peter Thiel est rapidement écœuré par ce qu’il perçoit comme l’hégémonie du libéralisme de gauche. Il devine, derrière les slogans des droits et de la tolérance, le fonctionnement d’une machine répressive à l’encontre des dissidents intellectuels. Son ambition : exposer ce qu’il considère comme un cynisme masqué par la vertu. Il fonde The Stanford Review, un journal étudiant libertarien et conservateur, ouvertement provocateur vis-à-vis des libéraux. En 1995, Thiel publie The Diversity Myth: Multiculturalism and the Politics of Intolerance at Stanford (Le Mythe de la diversité : le multiculturalisme et la politique de l’intolérance à Stanford). Ce livre constitue une réponse libertarienne et conservatrice à la domination des paradigmes postmodernes et gauchistes dans l’enseignement des sciences humaines.Thiel y affirme que « l’accent excessif mis sur l’identité ethnique ou de genre fragmente la communauté universitaire et affaiblit les valeurs humanistes universelles. Selon lui, les universités sont devenues des champs de bataille idéologiques, où activistes et administrateurs relèguent la mission académique au second plan. Le titre de l’ouvrage résume son propos : le désir de « diversité » ne mène plus à l’ouverture, mais à une intolérance croissante envers les points de vue divergents.
On peut donc conclure que, depuis plus de trente-cinq ans, Peter Thiel rejette de manière constante le libéralisme contemporain, qu’il accuse d’ « imposer agressivement des valeurs inacceptables », et que les politiques d'Obama lui sont hostiles.
Les livres sur le bureau de Peter Thiel
Il possède notamment des éditions originales, en anglais et en allemand, des œuvres de Leo Strauss, fondateur de la philosophie néoconservatrice et critique du libéralisme moderne. Selon Strauss, le libéralisme tel qu’il est pratiqué aujourd’hui — centré sur la liberté universelle — est une déformation du « vrai libéralisme », qui, selon lui, devrait viser la perfection humaine. Cette déviation mène, selon Strauss, à deux formes de nihilisme. Le premier c’est le nihilisme cruel, incarné par les régimes totalitaires du XXe siècle (nazisme et bolchevisme). Et le deuxième, le nihilisme doux, propre aux démocraties libérales occidentales, caractérisé par une perte de sens, est une sorte d'absence de but et de valeurs. Fait intéressant : les œuvres de Leo Strauss jouissent d’une grande popularité au sein de l’élite chinoise
Peter Thiel a grandi en lisant une grande quantité de science-fiction et de fantasy : Robert Heinlein, Isaac Asimov, Arthur C. Clarke. Et particulièrement de de J.R.R. Tolkien. Il a déclaré avoir lu Le Seigneur des Anneaux au moins dix fois (les noms de ses entreprises Palantir Technologies, Valar Ventures, Mithril Capital Management, Rivendell One LLC, Lembas LLC, Athelas, ou encore Narya Capital (officiellement associée à J.D. Vance, mais le choix du nom laisse peu de doute sur l'inspiration réelle). L'influence de Tolkien sur sa vision du monde est évidente : la Terre du Milieu est une arène de lutte pour le pouvoir suprême, le plus souvent sans gouvernement, où des individus extraordinaires s'élèvent pour accomplir leur destin. On y trouve également des elfes immortels qui vivent séparément des humains.
En général, il est inutile d’énumérer ce qu’a lu une personne qui cite à la fois la Bible, Nietzsche et Hobbes.
Mais si l’on met de côté les soi-disant grands livres et auteurs… Atlas Shrugged d’Ayn Rand — et l’ensemble de son œuvre — était en réalité un livre de chevet pour les employés de PayPal.
Parmi les ouvrages remarqués sur le bureau de Peter Thiel :
– La fin du vieillissement d’Aubrey de Grey
– The Sovereign Individual de William Rees-Mogg et James Dale Davidson
– Bloodlands de Timothy Snyder
– La grande stagnation de Tyler Cowen
– L’âge de diamant de Neal Stephenson
– Le cygne noir de Nassim Taleb
– La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon
Les débuts de la mafia PayPal
Alors qu’il travaille comme avocat spécialisé dans les valeurs mobilières, Thiel découvre le monde de la finance. Il s’essaie d’abord au trading, puis décide de créer son propre fonds de capital-risque avec un million de dollars — une somme dérisoire. Après quelques investissements infructueux, il rencontre Max Levchin, un spécialiste de la cryptologie originaire de Kyiv. Ensemble, ils conçoivent l’idée d’un portefeuille électronique : PayPal. Par hasard, ils louent un bureau au même étage que X.com, la société rivale d’Elon Musk. La croissance fulgurante de leur base d’utilisateurs les pousse à dépenser presque tous leurs fonds en commissions d’acquisition de clients. Cela conduit à une fusion forcée entre PayPal et X.com (plus tard, un conflit éclatera au sujet du nom, et Elon restera marqué à vie par la lettre « X »). De manière générale, une personne bien informée des deux camps a résumé leur relation professionnelle ainsi : « Elon pense que Thiel est un sociopathe, Peter pense que Musk est un imposteur. » Pendant cette période, Thiel développe une fascination pour le messianisme libertarien : il veut offrir à l’humanité un moyen de transaction qui échappe au contrôle des gouvernements. C’est du moins ce qui a été annoncé à tout le monde. Après avoir cédé la direction à Musk, Thiel place ses collaborateurs à d’autres postes clés afin de pouvoir reprendre le contrôle de PayPal pendant le congé de Musk. Et, lors de la toute première réunion avec les investisseurs de son « projet qui change le monde », il propose tout simplement de transférer immédiatement tous les fonds de la startup à son fonds spéculatif, pour réaliser une brillante opération boursière. Après qu’on lui a expliqué que cela violait toutes les règles, Thiel a probablement haussé les épaules… puis s’est désintéressé de la réunion.
Les investisseurs ont été choqués — cela ne correspondait ni à l’esprit d’entreprise, ni aux règles de fonctionnement de la Silicon Valley. Mais c’est précisément la souplesse de Thiel dans le respect des règles qui a conduit au succès de PayPal. L’entreprise fermait les yeux sur les clients qui souhaitaient utiliser leurs comptes pour des transactions potentiellement illégales (on entend aujourd’hui des accusations similaires à l’encontre des crypto-monnaies).
Un an plus tard, leur entreprise est rachetée par eBay pour 1,5 milliard de dollars, la part de Thiel s’élevant à 55 millions de dollars. Il choque tout le monde, y compris eBay, en démissionnant immédiatement de son poste de PDG après la transaction, pour se concentrer sur son fonds spéculatif. Il devient alors un investisseur providentiel dans le réseau encore peu connu Facebook, et investit dans un grand nombre d’entreprises. Aujourd’hui, nous les connaissons sous les noms de LinkedIn, YouTube, Airbnb, SpaceX et Spotify. Environ 200 personnes ont quitté eBay en raison de « différences de culture d’entreprise ». Elles se sont mutuellement soutenues et ont donné naissance à un nouvel esprit d’entreprise. Grâce à ces mouvements de capitaux intéressants et extrêmement fructueux — d’une licorne technologique à l’autre —, avec d’anciens employés de PayPal imbriqués dans les structures de propriété et de gestion de nombreuses entreprises, le terme « PayPal Mafia » a vu le jour. Ce terme comporte deux dimensions. D’une part, il s’agit d’une manière humoristique d’exprimer du respect pour les réussites de tous ceux qui ont participé à l’aventure PayPal. D’autre part, pendant que tout le monde s’en amuse, ce syndicat a réussi à étendre son influence jusqu’à l’administration publique. Le terme peut être interprété de plusieurs façons. Mais le leader informel de cette « mafia PayPal » reste Peter Thiel.
Après avoir investi seulement 500 000 dollars dans Facebook, Thiel a réalisé un profit colossal de 1,2 milliard de dollars. Cependant, le véritable joyau du milliardaire est sa propre entreprise : Palantir Technologies, qui opère à l’intersection de l’analyse de données massives (Big Data) et de toutes les formes de renseignement. Fait intéressant : le premier investisseur de Palantir a été le fonds In-Q-Tel, affilié à la CIA, qui y a injecté plus de 300 millions de dollars — plus que toute autre organisation. Et il y a là une certaine ironie troublante : voir une personne se revendiquant libertaire devenir un expert de premier plan en matière de surveillance.
Aujourd’hui, le PDG Alex Karp et le directeur de l’exploitation Shyam Sankar sont considérés comme des figures bien plus importantes pour l’avenir de Palantir que son président, Peter Thiel. Mais les liens politiques de ce dernier, notamment avec le Parti républicain et l’extrême droite, ont permis à Palantir de s’asseoir à la table des négociations entre 2016 et 2020. L’entreprise a, à cette époque, bénéficié d’un financement public substantiel.
Sceptique
Thiel est connu comme le plus grand sceptique de la Silicon Valley. Sa phrase la plus célèbre reste : « Nous avons tous rêvé de voitures volantes, mais au lieu de cela, nous avons eu 140 caractères » (une référence à Twitter). Dans les pages d’un magazine religieux, il écrit :
« Si l’utopie scientifique et technologique était une caractéristique du siècle des Lumières, la méfiance à l’égard de cette utopie est peut-être une caractéristique de l’Occident post-Lumières et postmoderne. La prévalence de cette méfiance est un bon indicateur du degré auquel le postmodernisme a supplanté la modernité. C’est un point d’accord général entre la soi-disant droite chrétienne et la gauche hollywoodienne — et presque tout le monde entre les deux — avec seulement des différences mineures dans les détails précis de ce qui est détesté : qu’il s’agisse de la recherche sur les cellules souches, de la technologie de fracturation ou de l’extension radicale de la vie, considérées comme contraires à la volonté de Dieu ou nuisibles à l’environnement. »
Presque tous les films de science-fiction du dernier quart de siècle présentent la science et la technologie comme un piège que l’humanité se tend à elle-même. Vous pouvez choisir dans un menu de dystopies, de The Terminator à The Matrix, de Elysium à Avatar. Un film dans lequel le principal antagoniste serait un luddite, un écologiste extrémiste ou un régulateur de la FDA, ça ne se fait pas. (Note : Thiel tente régulièrement de prendre la tête de la FDA, l’organisme qui régule le marché des médicaments et des compléments biologiques.) L’histoire du XXe siècle est celle de la perte de l’espoir en l’avenir. Rétrospectivement, le début de l’ère nucléaire et le projet Manhattan peuvent apparaître comme un tournant majeur : une grande réussite, suivie d’une immense désillusion. Ce désenchantement atteint son apogée dans les années 1970, lorsque le programme Apollo échoue, et que la génération du baby-boom redirige son énergie vers des guerres culturelles sans fin. Par erreur ou par calcul, les scientifiques ont été poussés dans leurs retranchements et contraints de passer leur temps à rédiger des demandes de financement pour des prolongements modestes de paradigmes existants. Les théories physiques de notre temps rappellent les récits épicuriens d’atomes errants dans le vide, et il n’est pas étonnant que cette physique quasi-épicurienne mène tout naturellement au stoïcisme et à l’hédonisme épicurien. Parfois, le faux optimisme de Faust me manque — au moins, lui, il était motivé par l’idée de faire quelque chose face à tout ce qui n’allait pas dans le monde.
Et il ajoute dans divers entretiens : « L’humanité peut-elle vaincre la mort ? — Nous n’avons même pas essayé. Nous devons soit vaincre la mort, soit, à tout le moins, comprendre pourquoi c’est impossible.
Les raisons de cette stagnation sont, à mon avis, multiples. Tout d’abord, la perception de la technologie comme une menace, profondément enracinée dans l’establishment. C’est ce que l’on appelle le « risque existentiel », dont l’origine remonte à 1945, avec la création de la bombe nucléaire. Depuis, cette peur s’est déplacée vers la biotechnologie, ce qui explique pourquoi les créateurs des vaccins à ARNm ne sont pas devenus des stars. Il y a 20 ans, le discours sur l’intelligence artificielle dans le domaine informatique était positif, et non apocalyptique. Mais nous avons pris un virage brutal vers le luddisme, et nous ressemblons aujourd’hui davantage à des camps d’évasion du festival Burning Man.
Jusqu’aux années 1960, la science-fiction était optimiste. Depuis, elle est devenue essentiellement dystopique. Qu’est-il advenu des visions positives de l’avenir ? D’où vient cette vieille attente religieuse d’apocalypse ou de jugement dernier ? Le progrès technologique a été freiné autant que possible. Quel est donc cet esprit du temps ? Nick Bostrom, d’ailleurs — originaire d’ici, d’Oxford (note : discours de Thiel à Oxford) — écrit que nous devons :
limiter le progrès technologique,
former un échantillon de la société aussi diversifié et inclusif que possible,
mettre en œuvre cette politique restrictive de la manière la plus stricte,
créer un gouvernement mondial efficace.
Il n’utilise pas le mot « totalitarisme », mais tout ce qu’il propose l’implique littéralement. Pour moi, c’est un véritable cauchemar : même si ces soi-disant « risques existentiels » s’avèrent infondés, le monde aura tout de même un État mondial autoritaire… Ce n’est pas comme l’Armageddon, mais plutôt comme la venue de l’Antéchrist. Et il me semble que choisir l’Antéchrist plutôt que l’Armageddon, c’est clairement exagéré. »
L’« idée de fuite » et le retour qui s’ensuit
En 2009, Thiel publie un nouvel essai, The Education of a Libertarian, dans lequel il critique le champ politique en tant que tel et pointe l’inefficacité de la démocratie. « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles », proclame-t-il. À cette époque, Peter remplace progressivement le libertarianisme par une philosophie pseudo-autoritaire. Il considère que le droit de vote des femmes est une erreur historique, parce qu’elles voteraient majoritairement à gauche :
« Depuis 1920, l’augmentation considérable du nombre de bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes — deux groupes connus pour être hostiles aux libertariens — ont fait du concept de démocratie capitaliste un oxymore. » Selon lui, les scénarios d’évolution humaine ne relèvent plus de la politique — et cette dernière ne peut en aucun cas fournir une vision idéale du progrès. La tâche principale consiste désormais à se détacher complètement de la sphère politique, sous toutes ses formes : qu’il s’agisse de régimes totalitaires, fondamentalistes ou démocratiques, qu’il perçoit comme des formes de gouvernement exercées par une majorité incompétente. La seule solution envisageable, selon lui, est l’évasion hors du politique. Et cette fuite peut prendre trois directions : l’espace virtuel, l’espace extra-atmosphérique, ou l’océan. Sa décision de sauver SpaceX d’Elon Musk en 2008, après les échecs répétés des lancements de fusées, s’explique par son désir de préserver l’espace comme territoire aux « possibilités d’évasion infinies ».
Impressionné par ses propres idées, Thiel alloue d’abord des sommes importantes à Patri Friedman, le petit-fils de l’économiste Milton Friedman, pour créer l’organisation à but non lucratif Institute for Marine Ocean Development. Plus tard, il achète une ancienne station ovine, qui avait tout pour devenir un abri apocalyptique, sur une île peu peuplée du pays où ont été tournés les films Le Seigneur des Anneaux, la Nouvelle-Zélande. (En 2024, après des protestations écologistes, son projet d’abri a été annulé.) Et il ose ensuite lancer son propre projet proto-transhumaniste : Prosper Island.
(Note : Le transhumanisme (H+) est un courant scientifique et philosophique fondé sur les technologies NBIC (nano-, bio-, info-, cogno-) qui crée une base idéologique en faveur d’un projet d’expansion radicale des capacités physiques et psychologiques humaines, jusqu’à l’évolution de la vie intelligente au-delà de sa forme humaine actuelle. L’idée principale du transhumanisme est l’amélioration infinie de l’homme. Les principaux marqueurs sont : l’immortalisme, l’intelligence artificielle, la prise de décision politique conjointe ou générée, l’exploration spatiale, les biomarqueurs du vieillissement, les organes artificiels, la neurogenèse, la neuromodélisation, la médecine préventive et régénérative, les nanorobots, la singularité, la cryonie.)
Thiel ne croit pas à l’inévitabilité de la mort. Selon lui, qualifier la mort de loi de la nature n’est qu’une excuse pour abandonner. Comme la plupart des milliardaires, Thiel est un fervent transhumaniste (et, soit dit en passant, un cryoniste). Mais cela ne se limite pas au parrainage de la recherche : il expérimente activement pour tenter de créer l’environnement idéal — politique, social, culturel — pour mettre en œuvre les idées H+. Le gouvernement hondurien a accepté l’expérience des zones ZEDE, avec sa propre vision : ces zones recevraient une autonomie extraordinaire et le droit de vivre sous leur propre code civil, avec leur propre gestionnaire. Cela a inspiré Thiel à y participer. Personne ne sait exactement ce que Thiel avait prévu d’explorer sur l’île. Mais même dans un pays aussi petit que le Honduras, il a dû faire face à la réalité des pressions réglementaires. Les zones étaient soumises à la législation pénale nationale, et le mot même d’« expérimentation » impliquait le caractère temporaire et incertain du projet. Déçu, Thiel décide alors de ne plus combattre la grande politique, mais de la devenir, afin de la réduire aux formes dont il a besoin. À cette époque, il remarque le philosophe Patrick Deneen, avec sa critique du libéralisme, et rencontre l’idéologue de la technomonarchie, Curtis Yarvin (très probablement recruté par le FSB — ceci, en plus de certaines idées destructrices, est suggéré par le moment de sa sortie de l’oubli et le début d’une activité intense, quelques semaines avant le 24 février 2022), lors d’un discours de ce dernier à une conférence. La clé du cœur de Thiel semble avoir été le concept de Yarvin : RAGE (Retraite de tous les employeurs du gouvernement). On considère Curtis Yarvin comme le fondateur d’un mouvement idéologique appelé les Lumières obscures (Dark Enlightenment). Il y proclame que la démocratie est une erreur et que l’autoritarisme est la seule issue au chaos. Il propose une nouvelle approche du pouvoir : évaluer les dictateurs à l’aune de leur efficacité dans la gouvernance de la société (il considère probablement Poutine comme très efficace). Selon Yarvin, le véritable pouvoir aux États-Unis ne réside pas dans les institutions officielles, mais dans une collaboration informelle entre les universités d’élite et les médias grand public, qu’il appelle « le Département », et qui conspireraient pour influencer l’opinion publique. Il admire l’ancien dirigeant chinois Deng Xiaoping pour son autoritarisme pragmatique et orienté vers le marché. Il estime que l’engagement américain envers l’égalité et la justice porte atteinte à l’ordre social, et il préconise que le futur « monarque » américain dissolve les institutions universitaires d’élite et les médias, dès que possible. Intervenant régulièrement lors de diverses conférences libertariennes et technofascistes, Yarvin soutient que les gouvernements démocratiques sont inefficaces et gaspilleurs, et qu’ils devraient être remplacés par des sociétés souveraines dont les « actionnaires » éliraient un pouvoir exécutif doté d’un contrôle total sur la société. Comme il l’explique : « Sans être gêné par les procédures démocratiques libérales, le PDG pourrait gouverner comme un PDG-monarque. »
La figure de Curtis Yarvin a été quelque peu diabolisée dans les médias, mais je crois que l’impact de ses idées a été exagéré. Très probablement, ses textes étaient opportunistes, écrits pour une seule personne, dans l’espoir de trouver un sponsor. Une telle hypothèse, soit dit en passant, n’exclut pas l’idée d’une influence indirecte des services de renseignement ennemis, mais au contraire, serait typique de leur méthode. Une autre version est que Thiel lui-même aurait inventé Curtis Yarvin pour exprimer les idées les plus radicales — de la même manière qu’il aurait inventé le pseudo-intellectuel politique J.D. Vance.
Thiel a déclaré publiquement à propos de Yarvin : « Je ne pense pas que cela fonctionnera. Je pense que ce sera comme Xi en Chine ou Poutine en Russie. En fin de compte, je ne pense même pas que ce sera une avancée accélérationniste en termes de science et de technologie, et encore moins en termes de droits individuels, de libertés civiles, etc. » Néanmoins, Thiel considère Yarvin comme un historien intéressant et influent. « L’un des principaux sujets dont il parle toujours est le New Deal et Roosevelt dans les années 1930 et 1940. » Et le point de vue peu orthodoxe est qu’il s’agissait d’une sorte de forme atténuée de fascisme aux États-Unis. Franklin D. Roosevelt, dans cette interprétation de l’histoire, a utilisé une vision dominatrice du pouvoir exécutif, un Congrès complaisant et une Cour suprême intimidée pour provoquer ce que Thiel a appelé « des changements très, très radicaux dans le caractère de notre société ». Yarvin, selon Thiel, soutient que « vous devriez adopter cette forme douce de fascisme, et nous devrions avoir à nouveau un président qui ressemble à Roosevelt ».
Les idées des philosophes universitaires Patrick Deneen et du Britannique Nick Land, considéré comme le véritable père des « Lumières obscures », ont une influence intellectuelle bien plus grande. Son idée principale est l’accélérationnisme. Il estime que la technologie, le capitalisme et l’intelligence artificielle ne doivent pas être restreints, mais plutôt accélérés au maximum — même si cela détruit tout ce qui ne suit pas le rythme : la démocratie, les universités, les médias, les gouvernements.
Quel que soit le contexte idéologique, à un moment donné, Thiel (qui soutenait alors encore un autre candidat au Congrès, qui avait perdu) s’est retrouvé à une réunion du Comité national républicain en tant que délégué. En le voyant sur les listes, Donald Trump Jr. a appelé le milliardaire pour lui proposer de prendre la parole. Ainsi commença leur collaboration.
«De zéro à un»
Son livre de développement personnel grand public, De zéro à un, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. En plus de ses conseils et récits de réussite, Peter y tolère à plusieurs reprises — voire se vante — de briser les règles. Il y réfléchit également au sens d’être un leader d’entreprise. Voici un extrait de l’ouvrage :
«Pourquoi les cultures archaïques tenaient-elles tant à se souvenir de personnages hors du commun ? Les figures célébrées et vénérées servaient d’exutoire émotionnel à la société : on les encensait dans les temps prospères, et on les accablait lorsque survenaient des malheurs. Tout conflit risquait de faire éclater le tissu social, à moins que ses membres ne trouvent une manière de le canaliser. Ainsi, face à une épidémie, une catastrophe ou une invasion barbare, la solution la plus efficace pour préserver le bien commun était de concentrer la faute sur une seule personne.
Mais qui peut jouer ce rôle de bouc émissaire ? Comme les fondateurs d’entreprises, ces individus sont souvent des figures ambivalentes. D’un côté, le bouc émissaire est faible : il est incapable d’empêcher sa propre victimisation. Mais de l’autre, celui qui accepte de porter la honte pour apaiser un conflit détient probablement un grand pouvoir au sein de la communauté. Il arrivait même que ces boucs émissaires soient vénérés avant leur mise à mort. Les Aztèques considéraient leurs victimes comme l’incarnation terrestre des dieux auxquels elles étaient sacrifiées. La personne condamnée était vêtue d’habits somptueux et traitée comme un roi… jusqu’à ce que la fête prenne fin et que son cœur soit arraché. C’est ainsi qu’est né le principe de la monarchie : chaque roi est un dieu vivant, et chaque dieu, un roi mort.
La valeur fondamentale d’Apple reposait sur la vision prophétique d’un seul individu. Ce fait nous amène à considérer que les entreprises technologiques innovantes ressemblent plus à des monarchies féodales qu’à des organisations « modernes ». Un fondateur d’exception peut prendre des décisions autoritaires, inspirer une loyauté personnelle extraordinaire et planifier à très long terme. De manière paradoxale, les machines bureaucratiques anonymes, bien qu’elles survivent aux individus, ne conçoivent que des stratégies à court terme. La leçon pour le monde des affaires : nous avons besoin de fondateurs. Il faut les accepter tels qu’ils sont, même s’ils paraissent étranges ou excentriques. Car ce sont justement ces personnalités atypiques qui peuvent porter une entreprise au-delà des simples améliorations incrémentales ».
Le scandale d’Access Hollywood
L’un des épisodes les plus retentissants de la campagne présidentielle de Donald Trump en 2016 a profondément entaché sa réputation. Dans un enregistrement, Trump discute avec l’animateur Billy Bush et se vante de la manière dont sa célébrité lui permet de séduire (voire harceler) les femmes. Le scandale a déclenché une vague d’indignation, notamment parmi les femmes. De nombreux Républicains ont pris leurs distances, certains allant jusqu’à demander son retrait de la course. Peter Thiel, lui aussi, a hésité. Mais...
Thiel préfère toujours le candidat le plus pessimiste dans une course à la présidence, car, selon lui, « si tu es trop optimiste, c’est probablement que tu as perdu tout lien avec la réalité ». Le slogan Make America Great Again était, selon lui, le plus pessimiste de tous. Il a soutenu la campagne de Trump essentiellement parce qu’il voyait en lui un acteur non conventionnel et destructeur. Thiel était exaspéré par l’appareil réglementaire hypertrophié du gouvernement fédéral et considérait Trump comme un outil pour démanteler un maximum de régulations et accélérer le progrès technologique.
Quelques jours après le scandale, Thiel devient le premier à apporter un soutien financier à Trump (techniquement, à la famille Mercer, les financiers de l’ombre de Trump). Ce geste a sauvé la campagne. Il résout également un problème crucial pour les conservateurs : l’accès à Facebook.
Après la victoire surprise de Trump en 2016, Thiel est vu comme un héros, un facteur clé du succès, selon Steve Bannon et d’autres stratèges. Il est invité à rejoindre l’équipe de transition. Avec ses alliés, il dresse une liste d’environ 150 candidats pour des postes clés dans la nouvelle administration, tous favorables à un démantèlement de la bureaucratie fédérale. Mais seul son protégé, Michael Kratsios, obtient un poste officiel. Beaucoup de ses autres suggestions sont bloquées, notamment par Ivanka Trump et Jared Kushner, partisans d’une approche plus classique. Finalement, Trump suit les recommandations de sa famille et Thiel est mis à l’écart des décisions stratégiques. Le plan de « revanche nationale » échoue cette fois.
Les choses changent après une longue période de silence postérieure à l’assaut du Capitole, événement désastreux pour Trump. Selon Thiel, lorsqu’il reçoit un nouvel appel de l’ex-président, il refuse d’abord de le financer. Une partie d’échecs psychologique commence. Rapidement, le milliardaire parvient à convaincre un Trump affaibli que son échec vient d’une mauvaise foi dans « l’État profond ». Cette fois, la bureaucratie devra obéir ou disparaître. Pendant ce temps, une proche de Thiel, Susie Wiles, souffle à l’oreille de Trump le nouveau critère pour constituer son équipe : une loyauté totale à l’échelon intermédiaire. Ainsi se dessinent les piliers de ce qui sera bientôt connu sous le nom de « Trump 2025 ».
Mais Thiel sait que Trump peut à tout moment être emporté par un scandale. Il commence donc bien plus tôt à renforcer son influence au sein du Parti républicain. Son objectif : créer des politiciens capables d’appliquer le trumpisme… sans Trump. Ainsi naît le projet J.D. Vance, un juriste influencé par un discours de Thiel à Yale en 2011, qui rejoint son entourage. Vance n’était pas tendre envers Trump. Thiel l’emmène donc personnellement à Mar-a-Lago pour faire la paix. Mais son soutien politique ne se limite pas à Trump et Vance : lors des campagnes pour le Congrès et le Sénat, Thiel finance 16 candidats. Et depuis longtemps, il entretient des liens étroits avec des mouvements ultraconservateurs, comme NumbersUSA, qui prône une forte réduction de l’immigration, ou le club fiscalement radical Club for Growth.
En 2019, sous l’égide de Thiel, une rencontre est organisée entre l’entourage de Trump et Mark Zuckerberg, son ancien protégé. Contexte : Zuckerberg doit bientôt répondre au Congrès sur la sécurité de la cryptomonnaie Libra. Résultat après la rencontre : Zuckerberg garantit à Trump une modération favorable des publications de son équipe sur Facebook. Le site Breitbart de Steve Bannon (celui qui faisait le salut nazi avec Elon Musk) commence à recevoir des recommandations démesurées sur la plateforme. En 2024, Thiel et Musk détiennent pratiquement un monopole de la modération.
Comme tout projet, celui de Thiel repose sur trois piliers : le temps, le coût, et l’envergure. Mais c’est bien le temps qui risque de lui manquer. Voilà pourquoi la machine qu’il finance avance à toute vitesse. L’action de l’administration Trump est un véritable broyeur d’idées et de décisions. Là où Trump reste sensible aux sondages, Thiel, lui, se satisfait du chaos — qu’il soit économique ou institutionnel. Il veut transformer radicalement les marchés et le cadre légal, en les libérant de toute règle étatique, grâce à une injection massive de décentralisation.
Et après 2028, Thiel a déjà un successeur prêt à remplacer Trump : J.D. Vance. Un homme dont il a patiemment façonné la légende, d’abord financière, puis politique. Dans un esprit mêlant l’Antiquité et le Moyen Âge, il lui a même attribué un mentor personnel : le philosophe Patrick Deneen. Certaines idées « politiquement correctes » du sulfureux Curtis Yarvin sont également régulièrement intégrées dans les discours de Vance.
Thiel à propos de l'éducation :
«Autrefois, on croyait fermement à l’idée que l’enseignement supérieur était un investissement : une personne paie ses études, y consacre du temps, et à la sortie, elle devient un professionnel compétent, capable de gagner plus que quelqu’un qui n’a pas investi autant. Il y avait aussi une autre idée très répandue : l’université était une fête de quatre ans. Une parenthèse entre l’école, sous le contrôle des parents, et le travail, sous celui du patron — une période où l’on pouvait s’amuser pleinement. Mais à l’époque où ces théories dominaient, seuls 15 à 20 % des diplômés du secondaire accédaient à l’université. Ceux qui en sortaient trouvaient généralement un bon emploi.
Aujourd’hui, environ 70 % des jeunes poursuivent des études supérieures. Et deux nouvelles théories tentent d’expliquer à quoi sert encore l’université. La première : l’assurance. Si tu ne l’achètes pas, tu risques de tomber dans des « failles » sociales dont on ne sort jamais vraiment. C’est pourquoi de nombreux parents sont prêts à faire des sacrifices pour financer les études de leurs enfants. La seconde théorie : l’université est un tournoi. Elle s’applique aux établissements d’élite comme Harvard, Stanford ou Oxford. Ce tournoi n’est pas ouvert à tout le monde — et c’est justement cette exclusion sélective qui est cruciale pour ceux qui visent les meilleures universités. »
En 2024, lors d’une cérémonie officielle, le milliardaire renforce ses critiques de longue date contre le système éducatif : « Les universités sont devenues des déserts intellectuels obsédés par une quête insensée de diversité. Les sciences humaines sont, dans l’ensemble, devenues risibles, et les sciences exactes n’ont plus rien de vraiment scientifique — seulement des dogmes étranges imposés d’en haut. La diversité, ce n’est pas juste embaucher des figurants tout droit sortis de Star Wars. Cette absurdité nous détourne de questions cruciales — comme la menace que représente le Parti communiste chinois pour les intérêts des États-Unis. »
La destruction de Gawker
Voici une autre histoire sans laquelle le portrait de Peter Thiel serait incomplet. Après la publication d’une vidéo intime, Hulk Hogan poursuit le site Gawker en justice. Pour la rédaction, c’était un épisode désagréable, mais somme toute habituel. Pourtant, contrairement à la pratique courante, les avocats de Hogan ont systématiquement rejeté les offres de règlement à l’amiable, même très généreuses. Chez Gawker, on a commencé à avoir des soupçons, mais il était déjà trop tard : le verdict a condamné le site à verser 140 millions de dollars — un coup fatal qui a entraîné sa faillite.
Plus tard, Thiel admettra publiquement avoir financé l’équipe juridique de Hogan. Une vengeance froide et calculée : huit ans plus tôt, Gawker avait été le premier média à révéler son homosexualité. Ce qui rend l’histoire encore plus intéressante, c’est la réaction de Thiel à l’annonce du verdict : « Waouh, quelque chose a changé. Peut-être que Trump peut vraiment gagner. »
Une autre facette de la pensée dialectique de Thiel se révèle dans sa relation complexe avec Facebook. Il fut l’un des premiers investisseurs influents de l’entreprise, presque un parrain pour Zuckerberg en affaires. Pourtant, il a également investi dans Clearview, une start-up présentée comme un outil capable — littéralement — de détruire Facebook.
Le Thiel Fellowship, une autre initiative controversée, propose une bourse de 100 000 dollars à de jeunes talents, à condition qu’ils abandonnent leurs études universitaires pour lancer leur entreprise ou développer une idée innovante. Une provocation directe envers le système académique traditionnel, qu’il juge « surestimé, obsolète et souvent nuisible : il forme des bureaucrates plutôt que des entrepreneurs, des conformistes plutôt que des penseurs indépendants. Nous vivons dans un monde où le dynamisme a disparu. Un monde qui ne rêve plus. »
Citations célèbres de Peter Thiel :
« Peu importe à quel point l’iPhone est élégant — il ne nous emmènera pas sur Mars. »
« Quel est l’antonyme de diversity ? University. »
« La peur de l’IA ou de l’AGI n’est qu’une projection de la vision du monde d’un darwinien ou d’un machiavélien. »
« Je suis prêt à investir dans n’importe quoi, tant que j’y vois une trajectoire vers un monopole. »
« Le Trésor américain imprime “In God We Trust” sur les dollars ; la BCE pourrait imprimer “Remettre le problème à plus tard” sur les euros. »
« Un exemple d’optimisme mal placé ? L’évolution darwinienne — un processus qui dure des milliards d’années. »
« La Californie, c’est comme l’Arabie saoudite — sauf qu’au lieu du wahhabisme, on y pratique le wokisme. »
« Nous vivons une stagnation dans le monde des atomes, masquée par un progrès frénétique dans le monde des bits. »
« Les inégalités entre les pays diminuent — mais explosent à l’intérieur de chacun d’eux. »
« Le court-termisme est la vraie religion de notre époque. À l’inverse, chez Founders Fund, nous cherchons des start-up avec une vision de l’avenir à long terme et à grande échelle. »
Investissements au service de la philosophie
Comme mentionné précédemment, Peter Thiel ne partage pas l'enthousiasme général de la Silicon Valley pour le progrès technologique et le succès numérique. Il rejette catégoriquement l'idée que « l'information » puisse remplacer « l'innovation ». Selon lui, « nous voulions des voitures volantes, mais nous avons eu des messages de 140 caractères». Il explique : « Pourquoi ne volons-nous pas en voiture ? Pourquoi ne vivons-nous pas sur la Lune ? Parce que presque toutes les ressources intellectuelles ont été consacrées à Internet et à la finance. Nos efforts techniques se sont réduits à des logiciels que trois personnes peuvent créer en une nuit dans un dortoir. » Il appelle à un retour à «l’ingénierie» avec un grand I . Il considère comme une « catastrophe » que nous n’ayons toujours pas trouvé de remède contre le cancer.
Il a fondé le Founders Fund dans le but de soutenir des entreprises capables de « faire avancer la civilisation », et non simplement de créer la prochaine application mobile. L’approche du fonds diffère radicalement de celle de la Silicon Valley : au lieu d’analyser les marchés ou les modèles économiques, Thiel recherche des fondateurs qui pensent de manière originale, voire excentrique, et qui souhaitent changer quelque chose de fondamental. Dans ses discours et écrits, il exprime sa crainte que les technologies tombent entre les mains d’un « État mondial totalitaire ». Il imagine un scénario où l’intelligence artificielle (IA) serait utilisée selon le modèle chinois : « on lui confierait tout le contrôle et on se détendrait ». Il s’inquiète également de la situation où le pouvoir et les nouvelles technologies deviendraient des instruments d’un « libéralisme totalitaire mondial », qui, selon lui, « remplacerait les valeurs humanistes par de l’intolérance » .
C’est peut-être pour cette raison que ses investissements visent soit à préserver le contrôle sur les moyens d’évasion, soit à promouvoir une décentralisation agressive. Dans une certaine manière, l’IA représente à la fois l’un et l’autre.
Thiel a investi dans HALEU, une grande startup produisant du combustible pour les réacteurs nucléaires de dernière génération. C’est une démarche logique, car sans une grande quantité d’énergie, l’idée d’une IA capable de réaliser les objectifs les plus ambitieux du transhumanisme serait vouée à l’échec. De plus, Thiel a soutenu des startups telles que Helion, spécialisée dans la fusion nucléaire, et Transatomic Power, qui développait une technologie de réacteur à sel fondu.
Autres investissements notables
Voici une liste d’entreprises dans lesquelles Peter Thiel a investi :
Anduril Industries – technologies de défense basées sur l’IA. De la planification des besoins et des budgets à la détection des menaces ennemies dans le ciel comme dans le cyberespace — (encore un nom tout droit sorti de l’univers de Tolkien).
OpenAI – intelligence artificielle (ChatGPT).
DeepMind – intelligence artificielle (Gemini).
Cognition AI – IA, automatisation de la programmation.
Material – IA, analyse comportementale avancée, fusion de la psychologie et des sciences des données.
Scale AI – IA, formation de modèles d’IA.
Sentient – résolution du problème de la concentration du code de base de l’IA entre les mains de quelques superpuissances.
Varda Space Industries – production en microgravité - encore une fois, Tolkien. Slogan : « Fabriqué dans l’espace, retourné sur Terre ».
Synthego – biotechnologie (CRISPR), avancées scientifiques susceptibles de prolonger radicalement la vie.
AbCellera – biotechnologie, plateforme IA pour la découverte d’anticorps.
Applied Molecular Transport – biotechnologie, médicaments administrés par voie orale pour remplacer les injections (diabète, obésité, arthrite, maladie de Crohn).
Unity Biotechnology – biotechnologie, thérapie contre le vieillissement et les maladies liées à l’âge (arthrose, fibrose, perte de vision).
NewLimit – biotechnologie, reprogrammation cellulaire pour prolonger la jeunesse.
Stemcentrx – biotechnologie, lutte contre le cancer.
BioFire Diagnostics – médecine d’urgence, tests PCR ultra-rapides pour détecter les infections virales et bactériennes.
Neuralink – l’entreprise de Musk qui crée une interface cerveau-ordinateur, pour étendre les capacités humaines.
Emulate – bio-ingénierie, «organ-on-a-chip» (« organes sur puce »). Dispositifs microfluidiques pour modéliser les organes humains.
Freeform – impression 3D industrielle dans les secteurs spatial, aéronautique et médical.
Bolt Threads – biomatériaux, développement de matériaux textiles alternatifs (soie synthétique ( Microsilk), cuir de champignon (Mylo)).
Gecko Robotics – nanotechnologies, robots pour l’inspection d’installations industrielles (tuyauteries, centrales électriques).
Nanotronics – nanotechnologies, robots IA pour l’inspection d’objets microscopiques.
Impulse Space – logistique orbitale.
Crusoe Energy – entreprise opérant à l’intersection de l’énergie, de l’écologie et de l’infrastructure IA.
Solugen – production chimique à base de biomasse, remplacement de la pétrochimie traditionnelle par des bioreacteurs microbiens. *Tentative de créer une industrie indépendante des hydrocarbures
PsiQuantum – développement d’un ordinateur quantique photonique.
Oculus – casque d’accès à la réalité virtuelle.
Compas – algorithme d’évaluation du risque de récidive criminelle. Projet d’automatisation de la décision judiciaire.
Flexport – logistique gérée par logiciel, non par les États ni les monopoles portuaires.
The Boring Company – le fameux « Loop » d’Elon Musk.
Flock Safety – un Léviathan privé : sécurité sans État. Des caméras pilotées par les communautés ou les associations de résidents (HOA), et non par les municipalités.
Chronosphere – « une infrastructure pour surveiller l’infrastructure ». Incarnation du contrôle panoptique à la Palantir.
Cedar – fintech dans la santé. Tentative de remettre en question l’un des domaines les plus opaques du système américain : la tarification médicale.
Persona – cybersécurité, validation d’identité décentralisée.
Eight Sleep – biotechnologie. Matelas dotés de télémétrie, transformant le sommeil en phase de performance.
Naturellement, Peter Thiel ne pouvait pas ne pas posséder une quantité importante de cryptomonnaies — un actif qui semble avoir été inventé pour illustrer sa vision de réduction du rôle de l’État.
Fondations
Peut-être que les vraies raisons de la fermeture de l’USAID par Trump se trouvent dans une critique publiée en 2007 par Thiel à propos du livre La légitimité des fondations philanthropiques. Il y cite l’auteur : « Il faut apprécier les fondations non pas pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles ne sont pas — l’État. Les avantages que l’État apporte à la société sont inséparables des moyens coercitifs par lesquels ils sont réalisés : fiscalité, régulation des marchés, pouvoir d’expropriation. Une fondation, en revanche, est le meilleur exemple d’un sponsor non coercitif, non extractif du bien public. »
Mais Thiel ajoute aussitôt : « La pression exercée par la gauche sur les fondations vient non seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. Les riches doivent faire quelque chose de leur richesse excédentaire, et ils veulent que ce soit une bonne chose ; or, les conceptions dominantes du “bien” dans notre société sont libérales de gauche. Les riches tendent donc à investir leurs millions dans des causes libérales, et social qui a permis leur richesse.
Résultat : depuis les années 1960, les grandes fondations sont devenues des moteurs puissants du radicalisme en Amérique. On pense notamment au financement controversé par la Fondation Ford de l’organisation Catholics for a Free Choice ou du National Council of La Raza, ainsi qu’au soutien de la Fondation Bill & Melinda Gates à la nouvelle école arabe KCIA à Brooklyn, dont le programme d’enseignement est centré sur la culture musulmane.
Dans la pratique, le problème du radicalisme dans les fondations tient à leur personnel dirigeant. La plupart des grandes fondations américaines sont dirigées par trois types de personnes : les bolchéviques, les fabiens, et ce que Thiel appelle les « meubles ». Les bolchéviques sont l’extrême gauche militante : ils affichent leur idéologie sauf quand ils doivent s’adresser au public, et s’opposent fermement à tout projet de fondation ayant une orientation vaguement conservatrice. Les fabiens croient en la victoire finale de la gauche, mais sont plus souples que les bolchéviques et parfois ouverts au dialogue avec d’autres courants. Les meubles, enfin, sont ceux qui sont simplement là pour occuper un siège.
Déséquilibre commercial
Peut-être trouverons-nous les causes des guerres tarifaires dans de vieilles interviews, ou peut-être que l’équipe de Trump a simplement trouvé un allié : il existe un profond déséquilibre dans les relations commerciales entre les États-Unis et la Chine. Le volume des exportations américaines vers la Chine s’élevait à environ 100 milliards de dollars, tandis que les importations en provenance de Chine atteignaient 500 milliards de dollars. Ainsi, un déficit annuel d’environ 400 milliards de dollars se formait, qui, bien que partiellement réinvesti par la Chine dans les obligations d’État américaines, restait extrêmement instable du point de vue de l’équilibre macroéconomique à long terme.
L’idée de la mondialisation, devenue populaire au XXe siècle, reposait initialement sur l’hypothèse que les pays les plus développés investissent dans les économies des pays moins développés, où la rentabilité attendue du capital est plus élevée. En termes de théorie économique, cela correspondait au concept de « convergence de la croissance du PIB », selon lequel les pays ayant un niveau de développement plus bas affichent des taux de croissance plus élevés à condition de recevoir des capitaux extérieurs. Un exemple classique de ce modèle était le Royaume-Uni au début du XXe siècle : avec un excédent commercial représentant 4 % de son PIB, il investissait son capital excédentaire dans les obligations d’État de l’Argentine ou dans des projets d’infrastructure tels que la construction de chemins de fer dans l’Empire russe. Ce modèle a été rompu par la Première Guerre mondiale, qui a radicalement transformé l’architecture financière mondiale.
Aujourd’hui, dans un contexte d’incertitude économique croissante, on observe un retrait des investissements en Chine, accompagné d’un sentiment de déstabilisation systémique à l’intérieur du pays. Dans ce contexte émerge l’hypothèse que les États-nations du XXIe siècle pourraient évoluer selon l’un des trois scénarios de développement civilisationnel : le modèle religieux-conservateur, le modèle numérique-totalitaire, ou le modèle éco-radical.
Au service du pays ?
En 2018, le Russe Danilo Bisslinger a remis sa carte de visite à Thiel. Celle-ci le présentait comme membre du service extérieur. Thiel a reçu une invitation ce jour-là, puis une autre en janvier 2022, pour une rencontre avec le président russe Vladimir Poutine. Mais il n’y est pas allé. Le milliardaire a plutôt alerté le FBI. Il soupçonnait que Bisslinger était un officier du renseignement du FSB. Ce qui s’est avéré vrai par la suite – le Russe appartenait à la résidence de Berlin. Des rumeurs circulent selon lesquelles Thiel serait depuis longtemps un informateur du FBI sous le pseudonyme de « philosophe » et serait chargé de « mesurer la température moyenne » dans la Silicon Valley. Mais il est impossible de confirmer ou d’infirmer cela.
Peter Thiel et l’Ukraine
Ici aussi, Thiel, comme dans la plupart des situations, est dialectique.
D’un côté, il y a Rumble — une plateforme d’hébergement vidéo avec une censure minimale des contenus. Rumble est devenue populaire aux États-Unis parmi les politiciens conservateurs, les sceptiques du COVID-19, les opposants aux médias traditionnels et les adeptes des théories du complot. Elle est remplie de chaînes à contenu d’extrême droite. La propagande russe y est très active, notamment RT et Sputnik. L’investisseur principal de la plateforme est Narya Capital, propriété de J.D. Vance (il y a toutes les raisons de croire que son fonds a été financé par Peter Thiel dans le cadre de la création d’un mythe autour du succès de Vance).
Par ailleurs, ses protégés et agents de communication comme Vance, Robert F. Kennedy Jr., Donald Trump Jr. et Steve Bannon façonnent une ligne politique ouvertement prorusse pour le président Trump. Est-ce que Peter Thiel y joue un rôle direct, ou considère-t-il cela comme de simples « jeux d’enfants » ? Nul ne le sait avec certitude.
D’un autre côté, le 1er juin 2022, le PDG de Palantir Technologies, Alex Karp, a effectué une visite secrète à Kyiv, devenant le premier dirigeant d’une grande entreprise occidentale à se rendre en Ukraine en pleine guerre. Karp, tout comme Thiel, détient un diplôme en philosophie et en droit. Personnalité intéressante également : il a transféré son entreprise à Denver pour échapper à la « monoculture » de la Silicon Valley. Lorsqu’il ne voyage pas, il travaille habituellement dans une grange dans le New Hampshire.
Palantir a proposé son aide. En trois ans, l’entreprise s’est intégrée de façon sans précédent dans le fonctionnement quotidien du gouvernement ukrainien en temps de guerre. Plus d’une demi-douzaine d’institutions ukrainiennes — y compris les ministères de la Défense, de l’Économie et de l’Éducation — utilisent les produits de la société. Le logiciel de Palantir, qui utilise l’intelligence artificielle pour analyser les images satellites, les données en source ouverte, les enregistrements de drones et les rapports de terrain, propose aux commandants des options tactiques : il est responsable d’une grande partie des cibles militaires en Ukraine. Mais les bénéfices vont bien au-delà du renseignement sur le champ de bataille : collecte de preuves de crimes de guerre, déminage, relocalisation des réfugiés déplacés, lutte contre la corruption.
Clearview AI a fourni ses outils à 1 500 agents publics ukrainiens, qui les ont utilisés pour identifier plus de 230 000 Russes présents sur le territoire.
Anduril Industries fournit à l’Ukraine des drones Altius 600M et 700M, ainsi que les drones autonomes Ghost UAS A.I.
Palantir a aussi récemment signé un contrat majeur avec le gouvernement ukrainien pour aider au déminage du pays. L’entreprise va agréger des dizaines de flux de données jusque-là isolés afin de poursuivre un objectif ambitieux : dépolluer 80 % des territoires contaminés en 10 ans.
Cela présente un autre avantage utile : les ingénieurs ukrainiens ont nettement amélioré le produit de Palantir, selon son PDG. La société a embauché des ingénieurs ukrainiens capables d’adapter ses logiciels aux efforts militaires, et s’est dite très satisfaite de leur expertise. Cette compétence technique ukrainienne fascine les géants du numérique. L’ex-PDG de Google, Eric Schmidt, lors de ses voyages en Ukraine, a été convaincu que ce front technologique entraînera des percées dans l’utilisation de l’IA et des drones. « Il y a juste tant de volume, tant d’acteurs, tant d’innovation — c’est vraiment impressionnant. »
Le fabricant allemand de drones Quantum Systems a également annoncé l’ouverture d’un centre de R&D à Kyiv. Il fournit à l’Ukraine les drones Vector AI. Et fait intéressant, Peter Thiel a investi dans cette entreprise aux côtés d’Airbus.
Pour Thiel, l’Ukraine en guerre est un laboratoire unique. En temps de guerre, les règles sont toujours floues ; c’est, en quelque sorte, une prolongation de son projet de l’île Prospera — un espace pour des expérimentations éthiquement discutables, dont les excès sont masqués par le contexte militaire. Après tout, quel Ukrainien s’inquiéterait d’être surveillé dans ses moindres gestes si cela permet de ne pas perdre la guerre ? Même après la paix — et a fortiori un armistice —, l’Ukraine devra conserver pendant des années une « concentration collective » de la société. Cela suppose à la fois des éléments d’autoritarisme numérique, mais aussi l’espoir d’un algorithme efficace.
Dans cette optique — et tant que le potentiel de la guerre n’est pas encore épuisé —, je considère Peter Thiel (aussi ambigu soit-il) comme l’un des meilleurs leviers pour infléchir la position de l’administration Trump sur l’Ukraine. « Le secteur technologique sera le principal moteur de notre croissance future », déclare le ministre ukrainien de la Transformation numérique, Mykhailo Fedorov — une citation mot pour mot de Thiel à propos du monde. Lors de la reconstruction, nous pourrions proposer le projet de réingénierie des fonctions étatiques le plus ambitieux jamais vu. Le renforcement de l’aide militaire pourrait être justifié par l’idée qu’il serait possible, dans les territoires libérés, de déléguer l’administration civile et fiscale à des agents technologiques, tandis que la reconstruction, la planification et le déminage seraient confiés à des systèmes robotiques et à l’intelligence artificielle.
Comme on l’a justement dit lors d’une conférence technologique aux États-Unis : « L’Ukraine est l’endroit où l’IA peut atteindre sa maturité. » Cela ne peut que séduire, comme le miel attire les abeilles, des hommes comme Peter Thiel. Mais si le potentiel de la guerre s’épuise et que des alternatives apparaissent, une telle approche doit être maniée avec prudence. La vision du monde et les objectifs ultimes de Thiel restent obscurs — tant pour les États-Unis que pour l’Ukraine. Comme l’a dit un ami de Thiel à propos de sa collaboration avec les Républicains : « Thiel ne s’est pas lié à l’État pour participer au processus politique, mais pour y mettre fin une fois pour toutes. »
Dans une interview donnée juste après la victoire de Trump
Peter Thiel a partagé sa vision des raisons de ce résultat. On y retrouve clairement la même matrice intellectuelle qui l’a façonné à l’époque où il éditait une revue conservatrice à Stanford.
« Nous assistons non seulement à l’échec de certaines figures individuelles — comme Biden, dont les capacités cognitives déclinent visiblement, ou Kamala Harris, dont la rhétorique n’a jamais convaincu — mais à l’effondrement de tout le système libéral. Une véritable défaite. En huit ans, de nombreux électeurs qui avaient soutenu Trump en 2016 sont morts. Pour gagner en 2024 avec une marge encore plus grande, il a donc dû convaincre des millions de personnes qui s’y étaient opposées. Cela a détruit le mythe de la “politique identitaire” — cette idée que la race, le sexe ou l’orientation sexuelle comptent plus que les arguments rationnels. »
Selon Thiel, le Parti démocrate a perdu toute capacité d’autoréflexion : « Dans les années 1990, les Clinton avaient encore une certaine tactique politique — cynique, compromettante, mais réflexive. Il y avait des débats en coulisses.
Avec l’arrivée d’Obama, cela a cessé. Son administration se résumait à deux figures réelles : lui-même et Michelle. Le reste n’était que des exécutants obéissants, suivant docilement la ligne du parti.
Ironiquement, Biden était le meilleur choix des démocrates en 2020, même si Obama avait failli bloquer sa candidature. En 2024, il ne restait tout simplement plus d’alternative. Harris, soutenue par Obama, aurait pu l’être, mais Biden est devenu un compromis : le dernier “homme blanc compréhensible” avant un futur “plus divers”. Mais dès 2023, il était évident que ce qui viendrait après Biden serait pire encore. Quand sa démence est devenue difficile à ignorer, le parti a dû réagir.
Quand je parle de “système”, je ne parle pas seulement du Parti démocrate, mais de l’ensemble du mécanisme qui dirige le monde libéral. L’appeler une “secte” serait trop doux : une secte a au moins un leader. Ici, c’est une machine sans âme, une bureaucratie impersonnelle où tu n’es qu’un rouage. Et chaque rouage perd progressivement toute importance. Les idées n’ont plus de valeur. La discussion non plus. Tout se réduit à obtenir un consensus rapide — et à l’imposer immédiatement. Les États-Unis ne ressemblent plus à une république constitutionnelle. Le problème, ce n’est pas la foule au pouvoir, mais la montée en puissance d’une technocratie sans visage ni responsabilité, qu’on appelle “l’État profond”.
Dans la Silicon Valley, nous avons vu l’idéologie “woke” se renforcer pendant des années. Lorsqu’elle échoue à rendre les gens plus heureux ou plus productifs, un choix se présente : augmenter la pression ou y renoncer.
Ils ont longtemps choisi la première option. Mais au bout du compte — cela a cessé de fonctionner. »
Sur les droits de douane : L’idée des tarifs est juste, même si en pratique, elle demande de la flexibilité. Le libre-échange tel qu’il est aujourd’hui est un système qui bénéficie à certains secteurs de l’économie américaine au détriment des autres. Un dollar fort profite à Wall Street et à la Silicon Valley, car le déficit commercial revient sous forme d’investissements financiers.
Quand les États-Unis accumulent un gros déficit, la Chine reçoit des centaines de milliards de dollars qu’elle ne peut pas utiliser pour acheter des produits américains. La seule option, c’est de les réinvestir aux États-Unis, principalement via les banques. Et ces banques en tirent profit. En réalité, Wall Street a intérêt au déficit : plus il est élevé, plus il y a d’argent. Lorsque le déficit se réduit, les banques s’affaiblissent — comme ce fut le cas entre 2006 et 2009.
Mais politiquement, cela frappe les États industriels clés : Pennsylvanie, Ohio, Michigan, Wisconsin — des bastions de l’ancienne industrie. Si Trump et J.D. Vance veulent gagner en 2028, ils doivent résoudre le problème de la “ceinture de rouille”. Les tarifs ne sont pas parfaits pour l’économie, mais politiquement, c’est indispensable.
Imposer 60 % de droits de douane sur les produits chinois frappera durement la Chine, mais ne provoquera qu’une hausse modérée des prix pour les Américains. Il est économiquement impossible de produire un iPhone aux États-Unis. Donc la production ne reviendra pas aux USA — mais peut-être au Vietnam ou en Inde. Le déficit peut rester, mais l’argent ne partira plus chez un rival géopolitique. Le Vietnam est aussi un régime autoritaire, mais il ne cherche pas à dominer le monde. »
Sur l’Ukraine : « Il est difficile de parler d’une politique claire de Trump à ce stade. Historiquement, peut-être que l’expansion de l’OTAN a été une erreur. Tout comme nous ne voudrions pas de troupes russes à Cuba ou au Mexique, la Russie ne voulait pas de l’OTAN à ses frontières. Mais en 2024, se retirer simplement n’est plus une stratégie. Ce serait un retrait chaotique — comme en Afghanistan sous Biden. Trump ne veut pas de cela. »
Sur la science : « Si vous demandez en 2024 aux scientifiques où le scepticisme nuit à la science, ils parleront des climato-sceptiques, des anti-vaccins, des critiques de l’évolution. Mais si vous leur demandez où le dogme nuit à la science, ils ne répondront rien. Et c’est déjà un symptôme. Aujourd’hui, “la science” se comporte souvent de manière plus dogmatique que l’Église catholique au XVIIe siècle. Les conservateurs critiquent souvent les sciences humaines — car leur déclin est visible. Mais les sciences dures sont plus ésotériques, et plus corrompues encore, car inaccessibles aux non-initiés. La théorie des cordes n’est comprise que par une centaine de personnes dans le monde. La recherche sur le cancer stagne depuis des décennies, tout comme la physique théorique. Ces domaines sont tellement complexes qu’ils échappent au jugement du citoyen moyen.
Nous avons perdu la capacité à poser des questions dérangeantes. Nous avons cessé de douter. Et même si des gens comme Robert F. Kennedy Jr. ou Joe Rogan n’ont pas raison sur tout, leur approche est plus saine que le consensus sans alternative des médias traditionnels ou la pensée de groupe des revues scientifiques. »
Thielisme
Dans les secteurs de la deeptech et de la biotech, on voit apparaître une série d’entreprises qui, en s’inspirant des idées de Peter Thiel et en visant des moonshots (projets ultra-ambitieux), cherchent simultanément à construire et monétiser un stack technologique destiné à financer ces défis hors normes.
Cryopets a lancé un projet audacieux de cryoconservation d’animaux domestiques (plus nombreux que les enfants aux États-Unis), avec pour objectif de tester ensuite les technologies de décongélation.
Generate Biomedicines mise sur une biologie générative, une alliance risquée entre intelligence artificielle et génie génétique.
Colossal Bio a récemment « ramené à la vie » un loup géant à partir de son ADN. Cela a suscité des réactions partagées dans la communauté scientifique : miracle ou illusion ? En parallèle, Colossal prévoit de développer des utérus artificiels — un passage obligé pour produire en masse les animaux nécessaires à la reconstitution d’écosystèmes disparus. Ces utérus pourraient aussi devenir un immense marché alternatif à la gestation pour autrui. Cela ne rappelle-t-il pas certaines scènes de Matrix ?
Dans les années 1990-2000, la Silicon Valley vivait sous l’esthétique et l’esprit de Steve Jobs. La technologie y était vue comme un art. Le slogan « Think Different » portait en lui la foi dans la créativité, l’intuition, le design. Le produit était conçu comme une forme esthétique, et les keynotes ressemblaient à des rites religieux où l’utilisateur devenait partie intégrante du mythe. Mais peu à peu, cette philosophie a été remplacée par une vision plus agressive, plus idéologique : le Thielisme (Thielism). Peter Thiel pose une question qui fait mal : Pourquoi ne sommes-nous pas sur Mars ? Pourquoi ne guérissons-nous pas le vieillissement ? Pourquoi n’inventons-nous pas un nouveau monde — au lieu d’améliorer des polices ou des applis ? Il exprime sa déception face à la superficialité de la culture startup, et invite la Vallée à reconnaître la stagnation des technologies de rupture au-delà du monde du logiciel.
Il propose une nouvelle méthodologie : un réexamen radical de ce à quoi la technologie doit servir, qui doit façonner l’avenir, et ce qu’est le vrai progrès. Selon Thiel, ces questions doivent orienter les meilleurs esprits vers une relecture du rôle de l’État et des institutions dans l’innovation, et ouvrir l’ère de la politisation de la technologie.
Là où Jobs s’adressait à l’utilisateur de masse, Thiel vise le créateur d’élite. Là où Jobs visait le confort, Thiel ambitionne la transformation radicale de l’humain. Jobs croyait en la qualité et au contrôle comme clés de la domination ; Thiel mise sur l’anti-concurrence : « La concurrence, c’est pour les losers » (c). Mais ici, il ne s’agit pas d’économie. Il s’agit de créer des technologies sans équivalents, incomparables par essence. Jobs parlait d’intuition, de magie, de design. Thiel parle de vérité, d’idéal, d’ontologie. Jobs voyait la beauté, Thiel voit une mission sacrée de réécriture du réel. Jobs était un artiste. Thiel se veut un méta-artiste, un théologien du futur, prêt à conduire l’humanité, dans quarante ans, hors du désert martien vers des jardins techno-paradisiaques. Mais en attendant que des urgences apparaissent sur Mars, le prophète observe tranquillement son troupeau planétaire… et vend ses outils à la CIA.
L’idéal mythique a été troqué contre un mythe de l’idéal.
En guise de conclusion
Ted Budd, Ted Cruz, Eric Schmitt – leurs campagnes sénatoriales ont été financées par Peter Thiel ; tous élus au Sénat.
Tom Cole, Mario Diaz-Balart, Mike Gallagher, Harriet Hageman, Brian Harrison – campagnes financées par Thiel, élus au Congrès.
Kevin McCarthy – campagne financée par Thiel, ancien chef de la majorité républicaine, ex-président de la Chambre des représentants.
Michael McCaul – campagne financée par Thiel, membre du Congrès, s'est rendu en Ukraine.
Joe Kent – ancien candidat financé par Thiel, nommé par Trump à la tête du Centre national de lutte contre le terrorisme.
Michael Kratsios – dirige Scale AI, entreprise soutenue par Thiel ; dirigeait également le Bureau de la politique scientifique et technologique à la Maison-Blanche.
Akash Bobba, Anthony Yancho, George Cooper, Ryan Vanderlei, Luke Farritor – passés par Palantir ou boursiers de la Thiel Fellowship, travaillent au Département de l'efficacité gouvernementale (DOGE).
Elon Musk – co-investisseur et ami de Thiel, conseiller présidentiel, éditeur et bénéficiaire de programmes militaires et spatiaux, mentor du DOGE, structure visant à réduire le poids de la bureaucratie dans la gouvernance.
Ken Howery – cofondateur de PayPal et ancien éditeur du journal universitaire de Thiel ; ambassadeur des États-Unis en Suède sous Trump, puis au Danemark lors du projet controversé de rachat du Groenland. L’on peut supposer une volonté de reproduire le projet Prospera à grande échelle en Arctique.
David Sacks – camarade d’université de Thiel et co-auteur de The Diversity Myth. Il a financé la carrière politique de J.D. Vance, levé des fonds pour DeSantis, Robert F. Kennedy Jr. et Trump. Actuellement, il dirige l’équipe Trump sur l’IA et les cryptomonnaies et préside le Conseil présidentiel sur la science et la technologie. Comme Musk, il est désigné comme agent gouvernemental spécial (jusqu’à 130 jours par an), ce qui permet d’échapper au contrôle du Sénat. Il s’oppose activement à l’aide à l’Ukraine depuis fin 2022.
Jim O’Neill – ancien responsable de la fondation Thiel, proposé par ce dernier pour diriger la FDA (Food and Drug Administration) durant le premier mandat de Trump. Aujourd’hui responsable, avec Robert F. Kennedy Jr., de la politique de santé publique. Il vise à transformer le système médical en un marché d’expérimentations rapides, avec peu ou pas de régulation.
Clark Minor – ex-employé de Palantir, aujourd’hui Directeur de l'information du ministère de la Santé et des Services sociaux (HHS). Supervise cybersécurité, données sensibles et contrats — dont certains avec Palantir.
Colin Carroll – ancien d’Anduril Industries, aujourd’hui chef de cabinet adjoint au ministère de la Défense.
Gregory Barbaccia – ancien de Palantir, devenu Chief Information Officer du Bureau de gestion et du budget de la Maison-Blanche, une des postes technologiques les plus puissants du gouvernement. Responsable des entretiens post-investiture de Trump.
Jacob Helberg – ancien de Palantir, aujourd’hui membre de la Commission américano-chinoise sur l’économie et la sécurité, initiateur de l’offensive contre TikTok, proposé au poste de sous-secrétaire d'État au développement économique, à l'énergie et à l'environnement. Il est aussi conseiller principal d’Alex Karp, PDG de Palantir, venu à Kyiv pendant la guerre.
Michael Obadal –ancien d’Anduril, proposé comme secrétaire adjoint de l’armée américaine, la deuxième plus haute fonction civile au sein du Département de la Défense.
Patrick Witt – campagne financée par Thiel, chef de cabinet du ministère de la Défense.
Kevin Harrington – ancien directeur général de Thiel Capital, nommé adjoint du conseiller présidentiel à la sécurité nationale, chargé de la planification stratégique.
Joe Lonsdale – cofondateur de Palantir et ancien associé de Thiel chez PayPal ; donateur républicain actif et conseiller de la transition Trump.
Vivek Ramaswamy – proche de J.D. Vance, projetait de diriger le DOGE ; s’est porté candidat au poste de gouverneur de l’Ohio pour 2026 ; opposant à l’aide à l’Ukraine.
Michael Waltz – campagne financée par Thiel, ancien conseiller présidentiel à la sécurité nationale.
J.D. Vance – vice-président des États-Unis, considéré comme le vassal financier, politique et idéologique de Peter Thiel. S’oppose à l’aide à l’Ukraine et aux structures internationales telles que l’ONU ou l’Union européenne.
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Depuis l’élection de Donald Trump, les actions de Palantir ont augmenté de 90 %, malgré la baisse générale des marchés.