Des amis éternels ou des intérêts éternels ? Pourquoi la sécurité de l’Europe est importante pour le Royaume-Uni

Denys Lysovenko
Le sommet de Londres sur l’Ukraine 2025, le 2 mars 2025. Justin Tallis/AP
Brzezinski avait raison. Le Royaume-Uni a gagné la Seconde Guerre mondiale, mais a perdu son vaste empire, et avec lui son influence mondiale. Il est devenu un pays de second rang, sans jamais vouloir l’accepter. Londres a longtemps cherché son nouveau rôle sur la scène mondiale, sans parvenir à le trouver — comme l’a dit ironiquement l’ancien secrétaire d’État américain Dean Acheson au début des années 1960. Ancienne grande puissance, le Royaume-Uni n’était devenu qu’un « allié très loyal » des États-Unis — son ancienne colonie, désormais superpuissance, ayant remplacé l’ancienne métropole au sommet du podium mondial. Ensuite, en 1972, le Royaume-Uni a rejoint (d’ailleurs, à sa troisième tentative) la Communauté économique européenne, même s’il n’a jamais été convaincu par l’ambitieux projet d’une Europe unie. Pour les États-Unis, les Britanniques étaient un partenaire junior, et pour l’Europe, un partenaire encombrant.
Carte de l’Empire britannique en 1921
Cependant, si la Seconde Guerre mondiale a provoqué un sérieux affaiblissement de l’influence britannique dans le monde, une autre guerre — la plus grande en Europe depuis 1945 — a renforcé son rôle, du moins sur le continent européen. En soutenant fermement l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, le Royaume-Uni s’est retrouvé à l’avant-garde d’une nouvelle ère de sécurité européenne. Londres a gagné la réputation de partenaire fiable en matière de sécurité pour les pays d’Europe du Nord et d’Europe centrale et orientale — ce que l’on ne peut pas dire de Paris, Berlin ou Washington.
Le Royaume-Uni est de retour dans le jeu européen. Mais pourquoi la sécurité de l’Europe est-elle si importante pour ce pays ?
La grandeur passée ne laisse pas en paix
En juin 2016, les Britanniques ont voté en faveur de la sortie de l’Union européenne, quittant définitivement l’UE le 1er janvier 2021. Le Brexit a ravivé l’idée d’une «Grande-Bretagne globale» (Global Britain).
En 2021, le gouvernement du Royaume-Uni a présenté sa vision stratégique à grande échelle dans le document « Global Britain à l’ère de la concurrence » (Integrated Review 2021 – IR21), que le Premier ministre de l’époque, Boris Johnson, qualifiait de l’un des plus grands projets depuis la guerre froide. Ce document définissait le Royaume-Uni comme un « pays européen aux intérêts globaux », prêt à participer activement à la construction d’un nouvel ordre mondial.
Mais pourquoi le Royaume-Uni veut-il être une puissance globale ? Et une telle ambition n’est-elle pas trop grande pour un pays de second rang ? Les ambitions britanniques ont toujours été élevées. Elles sont un vestige hérité de sa grandeur impériale passée. Zbigniew Brzeziński écrivait :«Pour diverses raisons — désir de grandeur nationale, accomplissement idéologique, messianisme religieux ou croissance économique — certains pays cherchent à atteindre une domination régionale, voire une affirmation globale. Leurs motivations sont profondément enracinées et complexes»
La Grande-Bretagne ne veut pas être un joueur géostratégique à la retraite. Elle se pense non pas comme une puissance régionale, mais comme une puissance mondiale, un statut façonné par son histoire d’empire maritime et commercial, ainsi que par sa profonde implication dans le système international.
Presque tous les Premiers ministres britanniques — de Churchill à Johnson — ont rappelé le rôle exceptionnel du Royaume-Uni dans le monde. Par exemple, Winston Churchill, dès les années 1930, appelait les pays européens à s’unir dans des États-Unis d’Europe, afin de mettre fin aux guerres qui déchiraient sans cesse le continent. Mais dans sa vision, la Grande-Bretagne devait rester à l’écart de cette Europe unie: «Nous avons notre propre rêve et notre propre mission… Nous n’appartenons pas à un seul continent, mais à tous. Nous ne sommes pas dans un seul hémisphère, mais dans les deux, dans l’Ancien Monde comme dans le Nouveau».
En 1952, le Premier ministre Anthony Eden affirmait : «Les intérêts vitaux du Royaume-Uni s’étendent bien au-delà du continent européen. Ces intérêts donnent un sens à notre existence». Même à une époque où le Royaume-Uni faisait déjà partie de l’Europe unie, Margaret Thatcher déclarait que : «L’Union européenne a plus besoin de nous que nous n’avons besoin d’elle».
La Grande-Bretagne a toujours préféré coordonner sa politique étrangère, sa sécurité et sa défense en dehors du cadre de l’UE. C’est pourquoi le Brexit représente une opportunité de mener une politique étrangère britannique plus ambitieuse et à plus longue portée. Boris Johnson a décrit la « Global Britain » comme un moyen de «restaurer notre rôle naturel et historique de nation entreprenante tournée vers l’extérieur ».
La rhétorique de la « Grande-Bretagne globale » est ainsi devenue un outil de revalorisation du rôle ancien du pays comme acteur à ambitions de prestige sur la scène internationale.
Les critiques du Royaume-Uni le présentent comme un État de rang moyen jouant à la grande puissance. En effet, contrairement aux États-Unis, le Royaume-Uni n’est pas une superpuissance, et il ne peut devenir un pays comme la Chine. Il est vrai que le Royaume-Uni glisse lentement dans le classement mondial des puissances. Mais peu de puissances moyennes dans le monde possèdent une influence comparable à celle du Royaume-Uni.
Le pays est la 6ᵉ économie mondiale, dépassant par exemple celle de la Russie d’environ une fois et demie. Le Royaume-Uni détient un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et possède l’arme nucléaire. Londres conserve une juridiction sur 14 territoires d’outre-mer, dont certains ont une importance stratégique (comme les îles Falkland, Gibraltar ou les bases militaires à Chypre), ce qui permet au Royaume-Uni de maintenir une capacité de projection de puissance mondiale et de rester présent dans des régions géopolitiques clés.
Londres conserve aussi un rôle symbolique de leader au sein du Commonwealth — une organisation internationale de 56 pays, dont la majorité faisait autrefois partie de l’Empire britannique. Le monarque britannique reste le chef d’État de 15 pays indépendants, tels que le Canada ou l’Australie. Carte du Commonwealth des Nations
Ajoutez à cela les « relations spéciales » avec les États-Unis, l’appartenance à l’OTAN, sa position maritime stratégique, ainsi qu’une immense puissance douce grâce à sa culture et son système éducatif : le Royaume-Uni est donc un pays de rang moyen... hors du commun.
Le “Global Britain” en Europe
Le document gouvernemental «Global Britain à l’ère de la concurrence» (IR21) a désigné le soutien à la sécurité internationale comme l’une des priorités stratégiques essentielles. L’IR21 a identifié la Russie comme la « menace la plus aiguë » à la sécurité britannique. À cette époque, le gouvernement Johnson avait déclaré sa volonté d’être «le principal allié européen au sein de l’OTAN». En parallèle, l’IR21 soulignait une «bascule» vers la région indopacifique, devenue l’épicentre de l’affrontement entre les États-Unis et la Chine.
Le nouvel Examen intégré de 2023 (IR23), mené sous le gouvernement de Rishi Sunak, a conclu que «la transition vers un monde multipolaire, fragmenté et conflictuel s’est produite plus rapidement et de manière plus irréversible qu’on ne l’avait prévu». L’IR23 a clairement identifié la région euro-atlantique comme la priorité principale du Royaume-Uni, avec une attention particulière portée à l’Europe du Nord.
L’IR21 avait défini comme objectif stratégique de prévenir l’escalade des crises en conflits ouverts. Londres comptait y parvenir par une présence avancée permanente dans les régions clés de l’Eurasie, ainsi que par le renforcement des capacités et de la résilience de ses alliés et partenaires.
Le Royaume-Uni a visé sur l’identification de pays prioritaires dans chaque région du monde et sur la formation d’alliances bilatérales et trilatérales. Par exemple, bien avant l’invasion russe à grande échelle, Londres s’était sérieusement engagé dans le renforcement de l’Ukraine. De 2015 à 2022, le Royaume-Uni a formé plus de 22 000 soldats ukrainiens dans le cadre de l’opération Orbital. Les Britanniques ont commencé à fournir à l’Ukraine des armes létales, telles que les systèmes antichars NLAW, quelques semaines avant le début de la grande guerre russo-ukrainienne, créant ainsi un précédent pour d’autres pays en matière de livraison d’armes. En février 2022, l’idée de créer un partenariat trilatéral entre le Royaume-Uni, l’Ukraine et la Pologne faisait également l’objet de discussions.
Au cours de la dernière décennie, le Royaume-Uni a développé des relations politiques et de défense plus profondes avec les pays d’Europe de l’Est et du Nord – le nouveau noyau géopolitique de l’Europe. Malgré le Brexit, Londres s’est présenté comme un partenaire de sécurité fiable pour les États situés à proximité géographique de la Russie. Dans les capitales nordiques, baltes et orientales de l’OTAN, le Royaume-Uni est perçu comme la force militaire européenne la plus efficace. Il dirige la Force expéditionnaire conjointe (JEF) – une coalition de dix pays d’Europe du Nord et de l’Est – et déploie en permanence un groupe de combat blindé en Estonie depuis 2017. Présence britannique en Europe. Council on Geostrategy
Pourquoi Londres s’implique-t-il autant ? Ce pays est relativement éloigné du théâtre des opérations et de la frontière orientale de l’OTAN, comme l’Espagne ou l’Italie, par exemple. Mais une partie de la réponse est déjà claire. Le Royaume-Uni veut être une puissance mondiale. Il souhaite influencer et façonner l’ordre mondial, comme autrefois. Et où le faire, sinon là où un nouvel ordre mondial est en train de se former ?
La Russie – la plus grande menace
La deuxième raison pour laquelle la sécurité de l’Europe est importante pour le Royaume-Uni réside dans la menace directe que représente la Russie pour le pays. Dans les documents IR21 et IR23, la Russie est définie comme la plus grande menace à la sécurité du Royaume-Uni et de l’Europe. IR23 établit un lien direct entre la sécurité collective du Royaume-Uni et de l’Europe et l’issue de la guerre russo-ukrainienne. Le document fixe un objectif clair : priver la Russie de tout avantage stratégique issu de son invasion.
Les relations entre la Russie et le Royaume-Uni sont ambivalentes. Comme l’écrit l’historien et journaliste ukrainien Yehor Brailian, pendant des décennies, les oligarques russes ont investi de l'argent au Royaume-Uni. Dans les années 2000, les Russes achetaient des médias, des clubs de football et des écoles de commerce dans le pays. Grâce au système de “visas dorés”, des oligarques russes comme Boris Berezovski, Oleg Deripaska et Roman Abramovitch ont pu faire des affaires au Royaume-Uni. Cette influence financière s’est transformée en pouvoir informationnel et politique. Les oligarques russes ont financé le Parti conservateur, qui était au pouvoir entre 2010 et 2024.
L’empoisonnement de l’ancien agent du GRU Sergueï Skripal à Salisbury, en mars 2018, a marqué un tournant dans la perception de la Russie comme une menace pour la Grande-Bretagne. En juillet 2020, un rapport du Comité parlementaire britannique du renseignement et de la sécurité intitulé “La Russie” a été publié. Il y qualifiait la Russie de “menace importante... sur de nombreux fronts – de l’espionnage à l’ingérence dans les processus démocratiques, en passant par les crimes graves”. Par exemple, la Russie est intervenue dans le référendum sur l’indépendance de l’Écosse en 2014. Pourtant, au lieu de répondre à cette menace russe, les gouvernements britanniques ont accueilli les oligarques russes et leur argent “à bras ouverts”, selon le rapport.
Outre les actions subversives dissimulées, la Grande-Bretagne est également confrontée à une menace directe de la part de la Flotte du Nord russe, qui reste présente dans l’Arctique et prête à pénétrer l’Atlantique Nord. Le centre de recherche britannique RUSI considère que cette zone subrégionale deviendra un théâtre d’opérations clé pour Londres, où il lui faudra concentrer ses ressources de défense. Cependant, une défaite de la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine et l’épuisement de ses forces le long du flanc est de l’OTAN réduiraient cette menace.
Carte de l'Arctique. The Economist
La Grande-Bretagne soutient l’Ukraine et le flanc oriental de l’OTAN car cela constitue également un “tampon”. L’astuce pour tirer profit d’un tampon consiste à renforcer sa capacité à perdurer.
Entre Washington et Bruxelles
“Beaucoup de gens nous demandent de choisir entre les États-Unis et l’Europe. Churchill ne l’a pas fait. Attlee non plus. À mon avis, ce serait une grave erreur de le faire aujourd’hui”, a déclaré le Premier ministre Keir Starmer dans son interview au New York Times en mars dernier.
Définir la position stratégique du Royaume-Uni entre les États-Unis et l’Europe est la décision la plus importante du gouvernement Starmer. Le nouveau Premier ministre, arrivé au pouvoir en juillet 2024, se bat actuellement pour ’éviter une rupture du partenariat transatlantique après la guerre. Il tente de convaincre Donald Trump de la valeur de l’OTAN. Contrairement au président français Emmanuel Macron, Starmer n’a pas appelé l’Europe à poursuivre une politique de sécurité indépendante des États-Unis. Il insiste sur le caractère inséparable des “relations spéciales” anglo-américaines.
Selon le projet analytique Resurgam, Londres refuse de faire un choix clair pour trois raisons : 1) Sa position unique entre Washington et Bruxelles, qui a transformé la Grande-Brétagne en médiateur; 2) Choisir clairement les États-Unis impliquerait de rompre une dizaine d’accords avec l’Europe; choisir l’Europe remettrait en question le Brexit et entraînerait une réaction inadéquate de la Maison Blanche; 3) La peur de perdre son “parapluie nucléaire”, car le potentiel nucléaire britannique dépend technologiquement de Washington.
Pour l’instant, Londres parvient à maintenir un équilibre – ou plutôt, à entretenir des relations harmonieuses avec Trump. Par exemple, Londres a joué un rôle clé dans la normalisation des relations entre Trump et Zelensky après leur dispute publique dans le Bureau ovale. Mais ces deux “chaises” (Washington et Bruxelles) s’éloignent l’une de l’autre.
L’intérêt de Trump à se rapprocher de la Russie constitue un problème pour les relations anglo-américaines. Une victoire de la Russie n’est pas dans l’intérêt du Royaume-Uni. Pourtant, Trump pourrait faire pression sur Londres pour qu’il ne s’interpose pas entre lui et Poutine, en utilisant son arme habituelle : le chantage, sous forme de tarifs douaniers ou de réduction de l’aide militaire. Starmer tente de rester rationnel face à un allié irrationnel et imprévisible. Le Royaume-Uni doit jongler pour, d’un côté, préserver des “relations spéciales” avec les États-Unis, et de l’autre, pour ne pas trahir la défense de la sécurité européenne, qui dépend de l’issue de la guerre russo-ukrainienne.
Défendre l’Ukraine
Le Royaume-Uni est un allié clé de Kyiv. La question ukrainienne n’a pas fait l'objet de clivages des partis politiques au Royaume-Uni. Le pays garde un consensus politique et sociétal autour du soutien à l’Ukraine.
Plus tard, c'est surtout le Royaume-Uni et ses alliés européens qui vont incomber de fournir non seulement de l’aide à l’Ukraine, mais aussi de garantir sa sécurité. En plus, ils devront jouer un rôle primordial dans la création d’une nouvelle architecture de sécurité européenne.
Le Premier ministre Keir Starmer a confirmé sa volonté d’envoyer des troupes britanniques en Ukraine pour faire respecter un éventuel accord de paix, et il rassemble actuellement une “coalition des volontaires” pour cette mission. Mais quelle serait l’efficacité réelle de forces de dissuasion britanniques ou multinationales déployées en Ukraine pour garantir sa sécurité? La question reste ouverte.
Premièrement, cela dépendrait de l’ampleur de ces forces. L’armée britannique compte moins de 75 000 soldats réguliers. Dès lors, la contribution britannique ne pourrait guère être massive. Deuxièmement, Starmer et la société britannique sont-ils prêts à accepter des morts de leurs confreres infligés par les Russes ? Troisièmement, le Royaume-Uni pourrait-il agir sans les États-Unis, surtout si la Russie s’oppose à toute présence occidentale en Ukraine ? Par exemple, le 20 mars, le ministre des Forces armées Luke Pollard a déclaré que la Grande-Bretagne n’enverrait pas de forces de maintien de la paix en Ukraine sans le soutien des États-Unis.
Le Royaume-Uni a déjà fait beaucoup pour l’Ukraine. Mais si la sécurité de l’Europe compte vraiment pour Londres, il doit, avec les autres pays, offrir à Kyiv de véritables garanties de sécurité. Ce sera un test de l’engagement britannique envers la sécurité européenne. Ce sera un test de ses ambitions de rester une grande puissance.
Des amis éternels ou plutôt des intérêts éternels? En 1848, alors que l’Empire britannique était à son apogée, Lord Palmerston déclara : “La Grande-Bretagne n’a pas d’ennemis éternels, ni d’amis éternels. La Grande-Bretagne n’a que des intérêts éternels.”
En politique internationale, il n’y a pas d’amis éternels. Palmerston avait raison. Le monde est cruel et instable. L’Ukraine doit apprendre à penser comme Palmerston. Parce qu’en géopolitique, chaque ami cache un couteau derrière son dos.