Comment l’Union européenne se libère-t-elle de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie ?
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En 2021, la Russie fournissait à l’Europe environ 40 % du gaz importé, plus d’un quart du pétrole et plus de la moitié du charbon. Dans certains pays d’Europe centrale et orientale, la dépendance au gaz russe atteignait 80 à 100 %. Rosatom conservait également une position clé dans la fourniture de combustible nucléaire et dans la construction de centrales dans plusieurs États membres de l’UE. Ce modèle garantissait des volumes stables et des prix compétitifs, ce qui était considéré depuis longtemps comme une solution optimale. Pourtant, il créait une vulnérabilité stratégique majeure : une part importante des pays de l’UE dépendait d’un fournisseur unique qui utilisait à plusieurs reprises l’énergie comme un instrument politique.
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a placé l’Union européenne face à un choix clair : soit maintenir cette dépendance et, de facto, financer l’agresseur, soit démanteler un système énergétique construit sur près d’un demi-siècle. Le problème ne résidait pas uniquement dans la complexité technique du remplacement rapide des volumes colossaux de gaz, de pétrole et de charbon russes qui alimentaient l’Europe depuis des décennies, mais aussi dans le fait que tout retard aurait entraîné non seulement des pertes économiques, mais également une menace directe pour l’unité politique et la sécurité du continent.
En réponse à l’invasion de l’Ukraine et à l’escalade du chantage énergétique, l’Union européenne a lancé, en mai 2022, le plan REPowerEU, qui a évolué en 2025 vers une véritable feuille de route assortie d’échéances claires : une sortie totale des importations d’énergies fossiles russes d’ici la fin de l’année 2027. Ce tournant stratégique, renforcé par le 19e paquet de sanctions adopté le 23 octobre 2025, ne se limite pas à démanteler l’ancienne dépendance : il transforme également la crise énergétique en catalyseur de la transition verte, où la diversification des sources, les économies d’énergie et le développement des énergies renouvelables deviennent les piliers d’une nouvelle architecture de sécurité.
En trois ans et demi de guerre, l’UE a réduit la part du gaz russe importé (gazoduc et GNL confondus) de 45 % en 2021 à 13 % au deuxième trimestre 2025. Cette dynamique affaiblit non seulement la base financière de l’agression russe, mais elle montre aussi comment l’Europe, malgré l’augmentation de ses importations de GNL en provenance des États-Unis (45 % sur plus de 100 milliards de m³ en 2024), parvient à trouver un équilibre entre les besoins de remplacement immédiats et la recherche d’une résilience à long terme.
Les grandes étapes de la transformation : du choc à l’ancrage législatif
Conçu comme un levier de résilience géoéconomique, le plan REPowerEU repose sur trois piliers : une diversification accélérée, le développement des énergies vertes et une politique d’économies strictes. L’interdiction des importations de gaz russe, y compris de GNL, s’applique de manière progressive : à partir du 1er janvier 2026 pour les nouveaux contrats et les contrats de courte durée (jusqu’en juin 2026), puis à partir du 1er janvier 2028 pour les contrats à long terme, avec des exemptions prévues pour certains pays enclavés, comme la Hongrie et la Slovaquie.
Adopté le 23 octobre 2025, le 19ᵉ paquet de sanctions de l’Union européenne a considérablement durci ces restrictions dans le secteur de l’énergie, en introduisant une interdiction progressive des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) russe. Les contrats de courte durée (inférieurs à un an) devront être résiliés dans les six mois suivant l’entrée en vigueur du paquet, soit au plus tard le 25 avril 2026, tandis que les contrats de longue durée (supérieurs à un an, conclus avant le 17 juin 2025) resteront valables jusqu’au 1er janvier 2027 — soit un an plus tôt que ce qui était initialement prévu dans le cadre de REPowerEU.
Le paquet étend également l’interdiction des transactions avec des géants russes du secteur pétrolier tels que Rosneft et Gazprom Neft, inclut plusieurs raffineries situées au Tatarstan, et sanctionne des intermédiaires chinois — deux sociétés de négoce pétrolier basées à Hong Kong et aux Émirats arabes unis — impliqués dans l’achat de pétrole brut russe. En parallèle, la lutte contre la « flotte fantôme » est renforcée : 117 nouveaux navires (portant le total à 557) sont désormais interdits d’accès aux ports européens, tandis que la fourniture de services liés au transport maritime, y compris l’assurance et le courtage, est restreinte afin d’entraver les mécanismes de contournement. Ces mesures s’accompagnent également de la mise en place d’un nouveau mécanisme de surveillance.
De son côté, l’Ukraine a cessé le transit de gaz russe dès janvier 2025, portant un coup décisif à l’ancien modèle, tout en posant un défi supplémentaire à l’Union européenne. La perte de 15 milliards de mètres cubes par an a accéléré le développement des infrastructures de GNL : les capacités ont augmenté de 70 milliards de m³ entre 2023 et 2024, avec un objectif supplémentaire de +60 milliards de m³ d’ici 2030.
Dans le même temps, dès le premier semestre 2025, la structure des importations de gaz a été profondément remaniée : la Norvège a assuré 55 % du gaz acheminé par gazoduc, l’Algérie 19 %, la Russie seulement 10 % (via TurkStream), tandis que les États-Unis ont représenté 27 % des importations totales grâce au GNL, doublant ainsi leurs livraisons par rapport à 2021.
Cette transformation a été rendue possible grâce à la mobilisation systémique de trois principales sources alternatives issues d’autres régions, notamment :
Afrique du Nord : les exportations de gaz algérien vers l’Italie (jusqu’à 10 milliards de m³ par an) ainsi que la création d’un nouveau hub de GNL en Égypte (+9 milliards de m³ depuis 2021).
Azerbaïdjan : 11,4 milliards de m³ de gaz acheminés par gazoduc en 2024, avec un objectif de montée en puissance à 20 milliards de m³ d’ici 2027 via le Corridor gazier méridional.
Moyen-Orient (principalement le Qatar) : 5 % des importations de GNL, assortis d’investissements parallèles dans de futurs « couloirs verts » pour l’hydrogène.
En l’espace de trois ans, des régions fournisseurs telles que l’Afrique du Nord, l’Azerbaïdjan et le Moyen-Orient — aux côtés de la Norvège et des États-Unis — ont ainsi remplacé 35 à 40 % des anciens volumes en provenance de Russie.
Ce niveau de substitution est devenu réalité grâce à des investissements d’environ 300 milliards d’euros d’ici 2030 dans les terminaux de GNL, l’expansion des gazoducs existants (TANAP–TAP, Transmed, Greenstream), ainsi que dans des contrats bilatéraux combinant sécurité énergétique à court terme et projets « verts » de long terme (hydrogène en provenance d’Afrique du Nord, énergie solaire en Algérie).
Un paradoxe demeure toutefois : malgré les sanctions, les importations de GNL russe ont atteint 16 % du total des importations de GNL au premier semestre 2025, avec la France, l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique comme principaux hubs d’entrée (et un réacheminement vers l’Allemagne). Près de deux tiers de ces volumes reposent sur des contrats à long terme, ce qui complique toute rupture immédiate, mais l’interdiction des transactions “spot” à partir de 2026 pourrait coûter à la Russie environ 5 milliards d’euros de pertes annuelles.
Parallèlement, la part des énergies renouvelables dans la production d’électricité de l’UE a atteint 47 % (avec une augmentation de +58 % des capacités éoliennes et solaires installées depuis 2021), permettant d’économiser plus de 38 milliards de m³ de gaz, tandis que la consommation globale a reculé de 20 % par rapport à 2021.
Ainsi, la rupture énergétique complète de l’Union européenne avec la Russie est devenue l’une des sanctions les plus efficaces contre l’agresseur, qui subit désormais des pertes structurelles liées à la perte définitive de son marché le plus important et le plus rentable en Europe. Cette indépendance énergétique européenne ne fait pas seulement qu’affaiblir durablement l’agresseur : elle redonne aussi à l’Ukraine son rôle naturel de partenaire énergétique fiable de l’Europe unie. Une fois son système énergétique, détruit par les attaques russes, restauré, le pays pourra à nouveau exporter de l’électricité propre (comme avant 2022) et devenir un corridor de transit moderne et sécurisé pour le gaz caspien en provenance d’Azerbaïdjan.
Dans ce scénario, l’Ukraine cesse d’être une simple « conduite de transit » héritée de l’ère soviétique pour devenir un acteur à part entière de la nouvelle carte énergétique européenne — avec sa propre capacité de production, des sources renouvelables et des itinéraires diversifiés qui renforcent la sécurité de l’ensemble du continent.
Enfin, il convient de souligner que l’essentiel de la substitution des ressources énergétiques russes a été rendu possible grâce à la conclusion de contrats de GNL à moyen terme avec les gouvernements d’autres pays producteurs de gaz, sur des horizons de mise en œuvre de 12 à 24 mois.
C’est pourquoi les institutions européennes devraient renoncer à concentrer tous leurs efforts et leurs financements sur un seul grand projet « phare » (par exemple un unique terminal de GNL géant ou un nouveau gazoduc magistral). Il convient, au contraire, de lancer simultanément 10 à 20 projets de plus petite taille, dont le principal — et unique — critère de sélection doit être la rapidité de mise en service, dans un délai maximal de 24 mois.
Le désengagement énergétique vis-à-vis de la Russie s’est imposé à la fois comme la sanction la plus efficace et comme un catalyseur de la transformation verte de l’Europe. Par conséquent, après 2027, toute tentative de rétablir les importations d’énergie russe devra être interprétée de manière explicite comme un affaiblissement des sanctions et un cofinancement de l’agression. Cette position doit être clairement inscrite dans les stratégies de sécurité et les accords internationaux, afin d’empêcher tout retour en arrière politique, même en cas de changement de gouvernements ou d’évolution de la conjoncture géopolitique.
L’article analytique a été préparé par Nikita Nosik, stagiaire au think tank Resurgam
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