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15 sept. 2025|13 MIN.
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Les régions russes manquent d’argent. Comment la guerre épuise les budgets locaux

Collage Glavred, Photo - ua.depositphotos.com

Il y a encore un an, les régions de Russie affichaient des budgets excédentaires. Depuis, la situation a radicalement changé. L’obligation de consacrer d’énormes sommes au recrutement de soldats pour l’armée, conjuguée aux difficultés économiques liées à la guerre, a porté un double coup aux finances régionales. Les caisses locales se vident et, bientôt, des mesures douloureuses seront inévitables.

Pour mesurer l’ampleur structurelle de la crise en Russie, nous avons porté notre attention sur les budgets régionaux du pays.

Déficit budgétaire

Selon les données du Trésor fédéral, au premier semestre 2025, le déficit du budget consolidé de la Fédération de Russie a atteint 4,95 billions de roubles.

Il convient de distinguer le budget consolidé du budget fédéral. Le budget fédéral est adopté par la loi, tandis que le budget consolidé regroupe, en plus du budget fédéral, l’ensemble des budgets des sujets de la Fédération de Russie ainsi que les budgets locaux (municipaux). Il sert principalement d’outil analytique.

Entre janvier et mai, le déficit du budget fédéral russe s’est élevé à 4 443,6 milliards de roubles (les estimations précédentes du ministère des Finances faisaient état d’un déficit de 3,4 billions pour la même période).

Les budgets consolidés des régions de Russie ont affiché, de janvier à juin, un déficit de 397,8 milliards de roubles, alors qu’à la même période en 2024, ils enregistraient au contraire un excédent de 855,8 milliards. Sur l’ensemble de l’année 2024, les budgets locaux affichaient un déficit de 297,4 milliards de roubles.

En d’autres termes, au cours des troisième et quatrième trimestres de 2024, tout l’excédent accumulé par les budgets régionaux s’est évaporé, et dès la fin de l’année, les régions affichaient un déficit qui n’a cessé de s’aggraver jusqu’à la mi-2025. Comment en est-on arrivé là ?

Chasse aux recrues

À la fin de l’année 2023, afin d’éviter une mobilisation impopulaire et politiquement risquée, le Kremlin a commencé à déléguer aux régions la responsabilité du recrutement des nouvelles recrues, en leur demandant d’« augmenter les primes ». Tant que les volontaires étaient nombreux, les paiements complémentaires accordés par les budgets locaux progressaient de manière modérée et supportable.

Mais au cours des premier et deuxième trimestres de 2024, le flux de volontaires a commencé à s’amenuiser. Alors qu’en 2023, selon le ministère russe de la Défense, 540 000 recrues avaient été intégrées, entre janvier et juillet 2024, ce chiffre n’a atteint que 190 000 personnes, d’après Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie (ses estimations en matière de recrutement se révèlent, fait rare, proches de celles des analystes, contrairement à la plupart de ses autres déclarations).

Pour continuer de remplir les objectifs de mobilisation fixés par le Kremlin, les régions se sont lancées dans une véritable compétition pour attirer des recrues. D’autant plus qu’à cette période, l’excédent budgétaire et les réserves accumulées leur permettaient d’augmenter les primes de signature.

Au début de 2024, les paiements offerts aux nouvelles recrues en échange d’un contrat militaire ont commencé à croître. En mars, par exemple, la région de Nijni Novgorod a porté la prime à 500 000 roubles, ce qui, ajouté au versement fédéral de 195 000 roubles, représentait un total de 695 000 roubles. En avril, la région de Nijni Novgorod, ainsi que, par exemple, le kraï de Krasnodar, ont relevé les primes régionales à 1 million de roubles.

De juin à novembre, la hausse des paiements s’est accélérée, comme le montre le graphique ci-dessous.Évolution des primes uniques pour les contractuels russes (montant moyen des paiements dans les 10 principales régions russes). Source : Istrebin.UA

Une augmentation particulièrement brutale des primes uniques a commencé après que, en juillet 2024, Poutine ait annoncé qu’à partir du 1er août, le paiement fédéral unique pour les nouveaux contractuels serait doublé – passant de 195 000 à 400 000 roubles – et qu’il avait recommandé aux dirigeants régionaux de verser également « au moins 400 000 roubles sur les fonds des sujets ».

Les régions, disposant d’un large excédent (certains grâce à la stabilisation des prix de l’énergie, d’autres via des impôts supplémentaires issus du « renforcement » du complexe militaro-industriel), se sont lancées dans une course pour atteindre les objectifs de recrutement militaire, c’est-à-dire de mobilisation.

En conséquence, rien qu’en août, 47 régions ont augmenté la prime, et le montant des plus importantes primes régionales a augmenté d’un facteur de 1,5 au cours des trois mois suivants. Si, au 13 août 2024, les trois régions les plus généreuses étaient Moscou (1,9 million de roubles), Saint-Pétersbourg (1,7 million) et Karatchaïévo-Tcherkessie (1,6 million), le 22 novembre, les leaders du classement étaient les oblasts de Belgorod et Nijni Novgorod (2,6 millions chacun) et le district autonome de Khanty-Mansiïsk (2,2 millions), selon le projet Re: Russia.Évolution des paiements régionaux (en vert) et fédéraux (en bleu), ainsi que du rythme quotidien du recrutement militaire (ligne rouge) dans la région de Moscou tout au long de l’année 2024. Source : Janis Klüge

Évolution des paiements régionaux (en vert) et fédéraux (en bleu), ainsi que du rythme quotidien du recrutement militaire (ligne rouge) en République de Karatchaïévo-Tcherkessie tout au long de l’année 2024. Source : Janis Klüge

Au début de 2025, les paiements régionaux ont également augmenté dans de nombreuses régions. Au 30 janvier 2025, les plus fortes primes régionales étaient offertes par la région de Samara (3,6 millions de roubles), la région de Nijni Novgorod (2,6 millions) et l’AO Khanty-Mansi (2,2 millions).Valeur du bonus à la signature du contrat (paiement fédéral plus paiement régional, en milliers de roubles). Source : calculs de Janis Klüge à partir des données du ministère des Finances

Ensuite, les paiements se sont stabilisés, et dans certaines régions, ils ont même diminué, écrit Janis Klüge, directeur adjoint du département Europe de l’Est et Eurasie à l’Institut allemand des relations internationales et de la sécurité (SWP). Par exemple, la région de Samara a rapidement réduit sa généreuse offre à 2,1 millions de roubles. Le Bachkortostan (qui occupe la première place parmi les régions en nombre de morts au combat) a diminué son paiement de 1,6 million à 1 million. La région de Nijni Novgorod est passée de 2,3 millions à 1,5 million, et le district autonome de Yamal-Nénétsie de 3,1 millions à 1,9 million. Mais en moyenne, selon Klüge, les paiements régionaux n’ont pas diminué de manière significative.

Les économistes estiment que la réduction des paiements dans les régions concernées pourrait être liée à l’augmentation du déficit budgétaire. En mai, l’assemblée d’État du Bachkortostan a adopté des amendements à la loi sur le budget 2025, portant le déficit à 3 % – de 4 milliards de roubles à 9,8 milliards. Dans les régions de Nijni Novgorod et de Samara, le déficit budgétaire au terme du premier trimestre s’élevait respectivement à 19 % et 6 %.

En juin 2025, un nouveau cycle d’augmentation des paiements a commencé. Fin juin, le trio de tête (Mari El, région de Nijni Novgorod et région de Sverdlovsk) proposait aux contractuels un bonus moyen total de 2,62 millions de roubles. De plus, en août, le renseignement militaire ukrainien a indiqué que dans le Tatarstan, le bonus avait été porté à 3,1 millions de roubles, que dans la région de Riazan, un million supplémentaire serait ajouté, et que dans la Kabardino-Balkarie, le montant avait été augmenté de 1,5 à 1,8 million.Régions leaders par la taille des primes de signature, juin 2025, millions de roubles (le paiement total inclut les composantes fédérale, régionale et municipale). Source : Re: Russia

Selon les estimations de Janis Klüge, le rythme du recrutement de contractuels a fortement augmenté à la fin de l’année 2024 – passant d’environ 750 personnes par jour en août à près de 1 700 en janvier 2025. Ensuite, après un ralentissement, le rythme s’est stabilisé autour de 1 200 à 1 300 personnes par jour en mars-avril. Durant l’été, la Russie recrutait environ 1 000 personnes par jour.

La méthode de Klüge pour calculer le rythme du recrutement militaire repose sur l’analyse des données relatives aux primes régionales versées lors de la signature des contrats. Il regroupe ainsi les statistiques budgétaires de 37 régions, représentant 43 % de la population russe, puis extrapole ces résultats à l’ensemble du pays.Rythme du recrutement militaire en Russie en 2024-2025. Source : estimations de Janis Klüge à partir des données du ministère des Finances

Il faut rappeler qu’en plus des primes uniques, des dépenses considérables sont consacrées à la solde mensuelle des soldats, dont le montant moyen est estimé à environ 240 000 roubles. Un contrat militaire commercial prévoit également des indemnités en cas de blessure ou de décès. La compensation pour un soldat tué s’élève à 14 millions de roubles. Les indemnisations pour blessures varient selon leur gravité : 4 millions de roubles pour une blessure entraînant un handicap, 3 millions pour une blessure grave, 1 million pour une blessure légère et 100 000 pour une blessure mineure.

Ainsi, les lourdes pertes russes sur le champ de bataille exercent une forte pression sur les budgets régionaux. Début juillet 2025, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Oleksandr Syrskyï, a estimé les pertes de l’armée russe au premier semestre à 230 000 morts et blessés.Estimation approximative des dépenses liées à la « main-d’œuvre militaire » au premier semestre 2025. Source : Re: Russia

Selon les estimations de Re: Russia, les paiements et engagements des budgets à tous les niveaux consacrés au financement de la guerre en « main-d’œuvre » au premier semestre 2025 s’élèvent à un peu plus de 2 000 milliards de roubles. Sur ce total, 20 % (environ 400 milliards) correspondent aux primes de signature des contrats ; un peu plus de 40 % (865 milliards) à la solde des soldats ; et un peu moins de 40 % (765 milliards) aux compensations versées pour les morts et les blessés.

Ainsi, sur une année entière, si la dynamique des pertes et du recrutement militaire se maintient, ces dépenses dépasseraient 4 000 milliards de roubles, soit l’équivalent de 9,5 % du total des dépenses prévues du budget fédéral 2025, 5,5 % des dépenses du budget consolidé 2024 et 2 % du PIB russe.

Chute de l’industrie

Près d’une région sur deux en Russie est déjà frappée par une récession industrielle. Au cours du premier semestre, seuls 46 des 85 sujets de la Fédération ont vu leur production industrielle progresser (complexe militaro-industriel inclus). Le contraste est saisissant : certaines régions enregistrent des reculs spectaculaires.

Ainsi, l’Ossétie du Nord-Alanie affiche une baisse de -21,8 %, le Daghestan -16,1 % et l’oblast de Kostroma -10,4 %. La Kalmoukie (-9,9 %) et l’oblast de Mourmansk (-8,9 %) figurent également parmi les cinq régions les plus en difficulté.Régions affichant la dynamique la plus positive et la plus négative de la production industrielle au premier semestre 2025 par rapport à la même période de l’année précédente, en %. Source : Rosstat

Construction et budgets locaux en berne

44 régions sur 85 ont connu une baisse de l’activité dans le secteur de la construction : en Bouriatie, dans les oblasts de Mourmansk, Magadan et Kostroma, les volumes se sont effondrés de moitié (près de -50 %), tandis qu’en Kalmoukie, ils se sont littéralement écroulés, chutant de plus de huit fois (-87,7 %).

Parallèlement, 35 régions sur 85 subissent un recul des recettes budgétaires locales. Le casse-tête majeur pour les gouverneurs reste la collecte de l’impôt sur les bénéfices, principale source de financement pour les régions, qui représente à lui seul un tiers de leurs revenus propres.

Au total, les régions ont perdu 223 milliards de roubles de recettes fiscales sur les bénéfices par rapport à l’an dernier (-7,8 %). Dans certaines zones, la chute prend des allures de déroute : -53,9 % en République des Komis, -43,6 % en Carélie, -35,5 % dans le district autonome des Nenets et -33,3 % dans l’oblast de Tcheliabinsk.

L’impôt sur les bénéfices risque ainsi de devenir l’un des trous noirs du budget du Kremlin. Début 2025, son taux a été relevé de 20 % à 25 %, et les autorités centrales comme locales misaient sur une hausse de l’assiette fiscale. Mais l’absence de prise en compte du « ralentissement » économique et de l’entrée en « récession », qui pèsent directement sur l’activité et donc sur les recettes fiscales, se transforme aujourd’hui en nouveau casse-tête pour Moscou.

Selon Rosstat, l’industrie affiche une hausse de +0,8 % sur les sept premiers mois de l’année. C’est toutefois sept fois moins qu’en 2024, où la production avait progressé de +5,6 %. Un rythme désormais insuffisant. La VEB ( la banque russe de développement ) note déjà une récession technique (PIB en recul de -0,5 % au premier trimestre et de -0,6 % au deuxième). Un troisième trimestre de baisse, et l’on pourra parler d’une récession bien installée.

Réserves régionales : des caisses presque à sec

En 2024, les régions ont comblé leurs déficits en puisant dans leurs économies locales. Résultat : les fonds de réserve liquides se sont pratiquement asséchés, alors même que leur volume affichait, sur le papier, une hausse.

Dix des 83 sujets de la Fédération de Russie (hors territoires occupés) ont déjà vu leurs réserves totalement vidées. L’Ingouchie, la Kalmoukie, les oblasts d’Omsk, de Magadan, de Iaroslavl, entre autres, ont entamé 2025 avec des fonds de réserve réduits à peau de chagrin — entre 0,02 % et 0,1 % de leurs dépenses annuelles.

Pour 54 autres régions, la situation n’est guère plus brillante : après avoir comblé leurs déficits en 2024, elles ne disposent plus que de réserves équivalentes à 10 % de leurs besoins annuels.Top 10 des régions selon leur niveau de liquidité accumulée. Source : calculs de l’agence «Expert RA» à partir des données du portail «Budget électronique» et du ministère russe des Finances

Selon des experts moscovites, le déficit cumulé des budgets locaux devrait atteindre 1,9 trillion de roubles d’ici la fin de l’année. Les réserves disponibles ne permettront d’en couvrir qu’environ 40 % en 2025.

Et ce, malgré l’existence de 2,9 trillions de roubles officiellement stockés dans les fonds de réserve des budgets locaux. La réalité est moins reluisante : la plus grande partie de ces sommes est placée dans des obligations fédérales (OFZ) ou sert de garantie pour des crédits. Autre écueil : près de 40 % de ces réserves locales proviennent d’un seul sujet — Moscou.

Perspectives

Si l’on ne prend en compte que les primes uniques versées par les régions et le budget fédéral, le coût moyen d’un contractuel est passé de 1,5 million de roubles en janvier 2025 à environ 2 millions aujourd’hui. Selon Yanis Kluge, ce montant pourrait atteindre 2,5 millions de roubles par soldat d’ici la fin de l’année.

C’est énorme. En août, près de 35 000 nouveaux contrats militaires auraient été signés. Avec une prime de 2 millions par recrue, la facture s’élève à 70 milliards de roubles – soit 840 milliards à l’échelle annuelle. Et encore, ces chiffres ne reflètent qu’une partie des dépenses de recrutement, les primes régionales et fédérales n’en couvrant qu’une fraction.

En théorie, la Russie peut poursuivre encore au moins un an cette stratégie de recrutement fondée sur de coûteux incitatifs financiers. Mais, à un moment donné, le Kremlin pourrait être contraint d’y renoncer et de recourir à une nouvelle vague de mobilisation générale, comme en septembre 2022.

Pour l’instant, ce sont les budgets régionaux qui assurent la majorité des primes exceptionnelles. Or, confrontées à des déficits croissants, de nombreuses régions n’ont plus que deux options : solliciter des transferts supplémentaires du budget fédéral ou recourir à l’emprunt à des taux élevés ; ou bien réduire leurs propres dépenses. La première piste paraît illusoire : avec un déficit fédéral record de près de 5 000 milliards de roubles en sept mois, il est peu probable que Moscou trouve encore 1 à 2 trillions pour soutenir les finances locales.

Reste la seconde. Une large part des budgets régionaux a déjà subi des coupes en 2025, mais les primes de recrutement avaient jusqu’ici été épargnées. En fin d’année, elles risquent à leur tour d’être remises en question, alors qu’elles constituent un levier essentiel pour attirer des volontaires.

Parallèlement, les témoignages se multiplient sur le recours accru à la contrainte pour pousser les conscrits à signer un contrat. Selon le média Verstka, ces cas ont fortement augmenté en juin à travers la Russie. Dans le Kraï de Transbaïkalie, le ministère de la Culture a même mobilisé musées, théâtres et bibliothèques pour aider les commissariats militaires à recruter. Le ministère de la Défense développe ses annonces en ligne, tandis que certains rectorats régionaux incitent les étudiants en difficulté à s’engager.

Face à la pénurie de fonds, Moscou tente donc de contenir, voire de réduire les primes, tout en maintenant le rythme de recrutement grâce à des méthodes de pression. Cette dynamique, conjuguée à l’aggravation de la crise économique et budgétaire, pourrait pousser le Kremlin à davantage de souplesse dans sa stratégie de guerre. À l’inverse, il pourrait aussi choisir de prolonger le conflit au prix de lourds risques : l’économie, la position géopolitique et même la capacité à contrôler les territoires occupés.

Il est probable que la Russie cherche à exploiter la fenêtre d’opportunité qui se referme pour lancer une nouvelle offensive d’ampleur, espérant inverser la donne militaire et atteindre une partie de ses objectifs. Mais le coût est énorme et le résultat loin d’être garanti.

Un facteur clé reste Donald Trump. Pas tant en raison de sa réticence à accentuer la pression sur Moscou, mais parce qu’il offre au Kremlin une porte de sortie : celle d’un gel du conflit qui permettrait de sanctuariser les territoires occupés dès que la guerre deviendrait stratégiquement intenable pour la Russie.

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