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12 nov. 2025 | 5 MIN.
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La grande nationalisation en Russie : comment le Kremlin réprime son élite

12 nov. 2025 | 5 MIN.
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Dmytro Olkhovychenko, stagiaire au sein du think tank Resurgam

Depuis 2024, juste après les élections présidentielles en Russie, un processus actif de répression interne contre l’élite du pays s’est enclenché.

Au départ, cette campagne visait principalement les représentants du niveau intermédiaire de la bureaucratie russe. Des affaires de corruption ont commencé à être ouvertes, touchant les vice-gouverneurs et les fonctionnaires responsables de l’aménagement urbain, en particulier dans le domaine de la construction – des postes directement liés à la répartition des fonds budgétaires.

Peu à peu, en recueillant un grand nombre de témoignages issus de ce milieu administratif intermédiaire, les organes d’enquête russes ont étendu leurs poursuites vers les échelons supérieurs du pouvoir, jusqu’aux gouverneurs régionaux et aux ministres du gouvernement. Le plus souvent, les accusations étaient lancées après la perte du poste – à la fin du mandat ou à la suite d’une démission « volontaire ». C’est pourquoi, ces derniers temps, la presse russe a multiplié les titres annonçant l’arrestation de tel ou tel ex-ministre ou ex-gouverneur.

La nouvelle étape de ces répressions internes au sein de l’élite est devenue le processus de nationalisation massive d’actifs importants dans divers secteurs de l’économie. Officiellement, ces mesures sont justifiées par la lutte contre la corruption, la « réévaluation » des privatisations de la fin des années 1990 et du début des années 2000, ou encore par la volonté de récupérer pour l’État des actifs jugés stratégiques.

Les raisons

Officiellement, la raison invoquée par le Parquet général de Russie pour justifier ces nationalisations est le « renforcement de la sécurité économique du pays ». Selon ses déclarations, les actifs visés appartiennent à des personnes disposant d’une double nationalité, détenant leurs avoirs à l’étranger ou entretenant des liens étroits avec des entreprises étrangères.

Ainsi, en juillet de cette année, la nationalisation de l’aéroport Domodedovo a été motivée par le « contrôle étranger » de sa société gestionnaire, DME Holding. D’après le Parquet général, son propriétaire Dmitri Kamenshik réside en Turquie et aux Émirats arabes unis, tandis que son associé Valeri Kogan est résident israélien. Le tribunal a estimé que ces pays mènent une politique alignée sur celle de l’Occident, visant à affaiblir la Russie. Toujours selon l’accusation, Kamenshik et Kogan auraient transféré des fonds hors du pays sous couvert de paiements de dettes et de dividendes à des créanciers étrangers.

Une autre justification officielle est la lutte contre la corruption et l’influence des lobbys. Sous ce prétexte, l’État reprend le contrôle de nombreuses entreprises appartenant à d’anciens hauts fonctionnaires, même lorsqu’il n’existe aucun lien avec des pays étrangers. En effet, depuis 2022, les responsables russes n’ont pratiquement plus de possibilités de légaliser leurs actifs à l’Ouest en raison des sanctions, ni dans d’autres régions à cause des restrictions imposées par Moscou elle-même.

La deuxième grande raison est d’ordre économique. Comme l’ont noté les analystes de Forbes, la Russie nationalise presque exclusivement des entreprises rentables — ce qui est atypique par rapport aux pratiques de nationalisation observées ailleurs. Trois schémas sont généralement distingués :

  1. L’État nationalise les pertes, puis privatise les bénéfices — autrement dit, il sauve les entreprises stratégiques en difficulté avant de les revendre.

  2. L’État nationalise les bénéfices, mais se débarrasse des pertes — les sociétés privées prospères repassent sous son contrôle, parfois directement, parfois par le biais d’une consolidation autour de grands groupes publics comme Rosneft dans le secteur pétrolier et gazier.

  3. L’État nationalise les secteurs stratégiques, où la logique économique passe au second plan.

En Russie, ce sont surtout les deuxième et troisième modèles qui dominent, tandis que le premier est presque absent. Par ce biais, l’État tente d’améliorer sa situation budgétaire grâce aux profits générés par les entreprises confisquées.

La troisième raison tient à la stratégie de pression exercée sur l’élite russe, visant à affaiblir toute opposition potentielle par la peur. À mesure que la nationalisation s’étend, les membres de cette élite chercheront à couper leurs liens avec l’étranger, à se refermer davantage sur eux-mêmes et à s’isoler, ce qui réduit considérablement la probabilité d’une contestation interne au régime.

Enfin, la quatrième raison concerne les ambitions personnelles des représentants du Parquet général. En septembre 2025, à l’issue de cette vaste campagne de nationalisation, le procureur général Igor Krasnov a été nommé président de la Cour suprême de Russie. L’État confie ainsi à ses procureurs un rôle clé dans ces affaires, leur permettant de les mener à terme efficacement — et d’en tirer, au passage, des bénéfices politiques et de carrière.

Résultats provisoires du processus

D’après les estimations des analystes et les données communiquées par le Parquet général de Russie depuis 2022, le montant total des actifs nationalisés atteignait 2,56 billions de roubles au début de l’année 2025. Avec l’intensification du processus au cours de l’année, ce chiffre est désormais proche de 4 billions. Au total, 102 cas de nationalisation d’actifs ont été recensés.

« La majorité des biens ont été confisqués sur la base de la loi sur les sociétés stratégiques. Au cours des trois dernières années, 1 539 milliards de roubles ont ainsi été saisis. Dans le cadre d’affaires de corruption, l’État a récupéré pour 1 070 milliards de roubles d’actifs ; pour des violations liées aux privatisations – 385,4 milliards ; pour mauvaise gestion ou contrôle inefficace – 621,5 milliards ; et dans le cadre de la lutte contre l’extrémisme – 181,8 milliards de roubles », précise le rapport de la procureure générale.

Conséquences du processus et impact sur la guerre russo-ukrainienne

Le principal effet global de cette campagne est la mise sur pied d’une économie de guerre à part entière. Les bénéfices générés par les entreprises nationalisées servent désormais à combler le déficit budgétaire de la Russie, en hausse constante ces dernières années. D’ici 2026, ce déficit pourrait représenter plusieurs points du PIB.

Sur le plan intérieur, les répercussions sont multiples :

  • atomisation de l’élite russe,

  • affaiblissement des liens économiques internationaux,

  • fuite potentielle d’entrepreneurs cherchant à éviter des poursuites pénales.

En pratique, ce processus renforce encore le pouvoir autoritaire du Kremlin en redistribuant les ressources à ses partisans. Comme ces redistributions peuvent se répéter sans égard pour le droit de propriété, il est probable que, bientôt, les élites économiques russes soient composées presque exclusivement de loyalistes — voire de militants du régime. Les conformistes et pragmatiques, aujourd’hui majoritaires, deviendront minoritaires.

Sur le plan militaire, l’impact est avant tout économique. L’État russe dispose désormais d’un coussin financier supplémentaire qu’il peut consacrer à l’effort de guerre. On peut s’attendre à une hausse des dépenses militaires, au développement de la production d’armements et à une intensification du recrutement sous contrat.

Pour l’instant, l’armée russe repose essentiellement sur ce modèle contractuel, et le gouvernement mobilise d’importantes ressources économiques pour le maintenir, redoutant les tensions politiques qu’entraînerait une nouvelle vague de mobilisation.

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