Guerre des tankers : peut-on vraiment fermer la Baltique à Moscovie ?
L’exportation de pétrole constitue une source clé de financement pour la machine de guerre du Kremlin. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), Moscovie a tiré environ 192 milliards de dollars de ses exportations pétrolières en 2024. Pas moins de 92 % de ces ventes passent par ce qu’on appelle la flotte fantôme, composée, selon diverses estimations, de 700 à 800 navires.
Près de 60 % des exportations maritimes totales de pétrole en provenance de Moscovie transitent par la mer Baltique et les étroits détroits danois. Autrement dit, sous les yeux de l’Europe — dont la sécurité est directement menacée par Moscovie — circulent des dizaines, voire des centaines de vieux tankers remplis de millions de barils de pétrole, dont les recettes soutiennent la capacité du Kremlin à faire la guerre contre l’Ukraine. En plus de cela, ces navires, âgés de 15 à 20 ans, représentent un danger pour l’écosystème de la mer Baltique et sont impliqués dans des actions de sabotage contre l’Europe dans cette région. Le droit international, dans sa forme actuelle, reste sans réponse face à ce phénomène, en raison de son caractère conservateur.
Détroits danois. Foreign Policy
Que faire alors ? La géographie donne une piste : fermer les détroits danois à l’exportation pétrolière russe.
La tactique du salami des pays baltes
Depuis la fin de l’année 2024 au moins, les pays scandinaves et baltes défendent l’idée d’un blocus de la flotte fantôme moscovite. Ces États du Nord avancent par étapes, comme s’ils resserraient lentement la corde autour du cou de cette flotte russe fantôme.
Le 28 janvier 2025, la ministre finlandaise des Affaires étrangères, Elina Valtonen, en visite dans la capitale lettone, Riga, a appelé les pays du bassin baltique à renforcer ensemble le contrôle maritime et celui des détroits, dans le but de bloquer concrètement l’accès de Moscovie aux tankers visés par les sanctions.
Le 6 février, le Danemark a soutenu l’appel de la Finlande. À Copenhague, les autorités ont déclaré qu’elles allaient renforcer les contrôles des tankers de la flotte fantôme russe, en réponse à l’intensification de leur activité. Jusqu’alors, le Danemark ne procédait à de telles inspections que lorsque les navires entraient dans ses ports — ce que ces tankers évitaient justement de faire. Pendant longtemps, le Danemark a affirmé qu’il ne s’opposerait pas au passage des navires russes dans ses eaux, invoquant le traité de 1857 qui garantit la liberté de navigation dans les détroits danois.
Mais pour rendre ces actions réellement efficaces, des pays comme la Finlande, la Suède, la Lituanie et l’Estonie avaient besoin du soutien d’États militairement plus puissants comme l’Allemagne et la Pologne, afin de bloquer l’accès de la flotte fantôme à la mer Baltique.
Le 15 mars, l’Allemagne a décidé pour la première fois de tester la réaction du Kremlin. Par décision finale des douanes, le tanker Eventin, appartenant à la flotte fantôme, a été arrêté. Puis, le 21 mars, les autorités douanières allemandes ont confisqué le navire ainsi que sa cargaison de pétrole, estimée à 40 millions de dollars.
En mai, la confrontation autour de la flotte de tankers russes s’est intensifiée. Le 13 mai, l’Estonie a tenté d’intercepter le tanker russe Jaguar, soumis à des sanctions britanniques. Le navire, sans pavillon, naviguait près de l’île de Naissaar, non loin de Tallinn, et a refusé de s’arrêter. Lors de la tentative d’interception, Moscovie a déployé un chasseur Su-35, qui a violé l’espace aérien estonien pendant une minute au-dessus de la péninsule de Juminda. L’incident a immédiatement déclenché la réaction de chasseurs F-16 des forces aériennes portugaises. Il s’agit du premier incident au cours duquel la Russie a utilisé une démonstration de force militaire pour défendre sa flotte fantôme — et aussi de la première violation de l’espace aérien estonien depuis au moins trois ans.
Le tanker Jaguar
Cependant, la stratégie d’intimidation du Kremlin n’a pas produit l’effet escompté. Le 21 mai, c’est la Pologne qui a envoyé des navires militaires pour intercepter un bâtiment figurant sur la liste de la flotte fantôme et réalisant des manœuvres suspectes à proximité d’un câble sous-marin reliant la Pologne et la Suède. À l’approche des forces polonaises, le navire russe a brusquement changé de cap et s’est replié vers un port, où il est désormais bloqué de facto.
Le même jour, le porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov, a qualifié ces incidents « d’attaques de piraterie » et a menacé de « riposte sévère par tous les moyens disponibles ».
Le 22 mai, Thorsten Frei, chef de cabinet du chancelier allemand, a déclaré que l’Europe devait « sortir de sa zone de confort ». Il a ainsi réaffirmé la position de Friedrich Merz en faveur de sanctions dures dans le cadre du 18e paquet, et de la nécessité de démanteler les capacités de la « flotte fantôme russe ».
Dès le 23 mai, deux bombardiers russes Su-24 ont effectué des manœuvres provocatrices à proximité des frontières de l’OTAN, simulant une attaque. Les vols ont eu lieu au-dessus des eaux internationales — une tentative apparente de tester le « seuil d’escalade » des Européens. Le Kremlin misait sur l’absence de réaction, précisément parce qu’il s’agissait d’un espace international.
Mais les forces aériennes polonaises et finlandaises ont reçu l’ordre, de la part du commandement opérationnel de l’OTAN en Europe (basé en Allemagne), d’intercepter les avions. Dès que les radars russes ont détecté que les chasseurs de l’OTAN approchaient, les Su-24 se sont rapidement repliés. Ce repli a montré au Kremlin que le seuil de tolérance s’est abaissé : l’Europe est désormais prête à répondre, même dans l’espace aérien international, si une menace potentielle — même faible — se présente.
La fermeté croissante de l’Europe face à la flotte fantôme russe semble désormais appelée à devenir un pilier du 18e paquet de sanctions. Le Danemark, la Finlande, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie peuvent désormais compter sur le soutien solide de l’Allemagne et de la Pologne.
Quelles devraient être les prochaines étapes ?
Traquer les tankers fantômes russes est essentiel, mais cela ne suffit plus : l’enjeu aujourd’hui est de les empêcher purement et simplement de quitter la mer Baltique.
Comme l’explique Andrii Klymenko, directeur du groupe de veille de l’Institut pour les études stratégiques de la mer Noire, l’Union européenne dispose de plusieurs leviers pour bloquer l’exportation de pétrole russe :
Déclarer une “période spéciale” permettant de suspendre, totalement ou partiellement, certaines règles du droit maritime et des conventions internationales concernant la liberté de navigation, le droit de passage ou de transit — et ce, jusqu’à la fin de l’agression russe. En effet, le droit maritime international fonctionne essentiellement comme un droit de temps de paix, ce qui le rend inadapté face à ce type de conflit hybride.
Interdire aux armateurs de l’UE le transport de pétrole brut et de produits raffinés en provenance des ports russes.
Inclure dans les listes de sanctions tous les tankers identifiés, au cours des six derniers mois, comme ayant transporté du pétrole russe. En parallèle, il s’agirait aussi d’interdire à ces navires l’accès à tous les services maritimes dans l’Union européenne — notamment le pilotage et l’assistance portuaire.
Instaurer temporairement un pilotage obligatoire dans les détroits danois. Cette mesure créerait une sorte de “verrou maritime” : les tankers visés par les sanctions, ne pouvant plus bénéficier des services de pilotage, se retrouveraient dans l’incapacité de franchir les détroits.
En appliquant ces mesures, la flotte fantôme russe serait piégée en mer Baltique.
Vous pourriez être intéressé