L'Ukraine peut-elle se retirer du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires ?
Après 1994, l'Ukraine est devenue un exemple majeur de désarmement nucléaire, ayant abandonné le troisième arsenal nucléaire mondial. On pourrait penser qu'en contrepartie, l'Ukraine est en sécurité. Cependant, les invasions russes de l'Ukraine en 2014 et 2022 ont remis en question l'efficacité du Mémorandum de Budapest, ainsi que les mécanismes de mise en œuvre des garanties internationales et des accords sur la non-prolifération des armes nucléaires.
Dès lors, la question de savoir si l'Ukraine peut se retirer du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) revêt une importance non seulement théorique, mais aussi stratégique pour comprendre les perspectives d'avenir de la politique de sécurité de Kyiv et de ses relations avec ses partenaires.
Contexte : Entre le Mémorandum de Budapest et le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires
L'Ukraine a adhéré au TNP le 5 décembre 1994, date de la signature du Mémorandum à Budapest entre l'Ukraine, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Fédération de Russie. En échange de son renoncement aux armes nucléaires, l'Ukraine a reçu des garanties de sécurité (security assurances) de la part des autres pays signataires quant à l'inviolabilité de ses frontières et de sa souveraineté.
Cependant, après l'agression russe de 2014, ce document a de facto perdu toute force de loi. Les pays signataires ont manqué à un impératif fondamental de l'accord : garantir la sécurité de l'État ayant renoncé à son statut nucléaire. Par conséquent, dans les milieux politiques et juridiques ukrainiens, et plus particulièrement en 2024, l'opinion se répand de plus en plus que, puisqu'un des garants a violé les termes du mémorandum et que les autres ne les respectent pas pleinement, l'Ukraine est en droit de remettre en question ses obligations au titre du TNP.
Conformément à l'article X du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), un État partie peut s'en retirer s'il « estime que des circonstances exceptionnelles liées au contenu du présent Traité ont mis en péril les intérêts supérieurs de son pays ». L'Ukraine dispose d'un argument : l'absence de garanties de sécurité et l'existence d'une menace manifeste contre sa souveraineté constituent précisément un tel événement exceptionnel. Formellement, un retrait est possible, mais la question réside dans les conséquences politiques, qui pourraient être bien plus graves que les conséquences juridiques.
Restrictions juridiques et moyens de les surmonter
L'Ukraine est partie intégrante du TNP et son retrait est prévu par le droit international, mais soumis à une procédure spécifique. En particulier, l'État doit notifier toutes les parties au traité et le Conseil de sécurité des Nations Unies trois mois avant le retrait effectif. De ce point de vue, aucun obstacle formel ne s'oppose à la cessation de sa participation.
Le problème réside ailleurs : l'Ukraine a également signé plusieurs accords dérivés, notamment l'Accord de garanties de l'AIEA, qui l'oblige à ne pas produire ni accumuler d'armes nucléaires. Le retrait du TNP n'annule pas automatiquement ces obligations ; il est nécessaire de dénoncer séparément les accords internationaux concernés, ce qui pourrait être interprété comme une atteinte à la stabilité internationale. Se pose également le problème du fait que tous ces accords ne prévoient pas de procédure de retrait clairement définie.
En outre, la question des obligations découlant de la Charte des Nations Unies se pose, car elle stipule que les États membres doivent s'abstenir de toute action susceptible de menacer la paix. Même si le retrait est juridiquement possible, sa mise en œuvre sans large soutien diplomatique pourrait être perçue comme une atteinte au régime mondial de non-prolifération, ce qui risquerait de faire perdre à l'Ukraine son statut de partenaire du monde occidental.
Parallèlement, le retrait du TNP n'entraîne pas la création automatique d'armes nucléaires, mais confère seulement à l'État le droit de déterminer sa politique de sécurité de manière indépendante. Ainsi, la dénonciation du traité pourrait devenir un instrument de pression politique, plutôt qu'une voie vers la remilitarisation.
Réaction internationale : dimension géopolitique
Une éventuelle tentative de l'Ukraine de dénoncer le TNP provoquerait très probablement une vive réaction des principaux acteurs.
Les États-Unis et l'Union européenne pourraient considérer une telle démarche comme une menace pour l'ordre international. La diplomatie occidentale pourrait recourir à des sanctions et à des restrictions sur l'aide militaire et financière, qui joue actuellement un rôle important dans les capacités de défense de l'Ukraine. Bien que le soutien à l'Ukraine soit sans précédent aujourd'hui, même ses alliés cherchent à éviter un précédent qui remettrait en cause la logique même du régime nucléaire. De plus, comme l'a montré l'expérience du début de l'année 2025, cette aide pourrait être limitée en raison de divergences de vues, certes mineures, sur la question de la sécurité.
La Russie instrumentalisera cette situation à des fins de propagande : selon elle, l'Ukraine viole ses obligations internationales et ne mérite pas d'être un partenaire à part entière du monde occidental. Le Kremlin pourrait tenter d'obtenir de nouvelles résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU contre Kiev et de rallier des alliés parmi les États partisans du « contrôle nucléaire », ce qui risquerait de créer des dissensions entre les pays démocratiques quant à l'aide à l'Ukraine.
Parallèlement, d'autres pays, tels que la Chine, l'Inde ou l'Iran, suivront de près l'évolution de la situation, car le précédent du retrait ukrainien pourrait influencer les approches internationales en matière de politique nucléaire. L'Iran pourrait s'en servir comme argument supplémentaire lors des négociations sur son propre programme nucléaire. L'Inde, non signataire du TNP, pourrait radicaliser sa politique d'utilisation des armes nucléaires. Quant à la RPC, elle pourrait commencer à accroître ouvertement et activement son potentiel nucléaire, justifiant cette décision par sa volonté de soutenir la sécurité mondiale et de poursuivre sa politique visant à supplanter les États-Unis en tant que «gendarme du monde».
En réalité, la dénonciation du TNP pourrait isoler diplomatiquement l'Ukraine, ou tout simplement nuire à l'image du leadership politique ukrainien moderne auprès des dirigeants mondiaux.
Principales conclusions et perspectives
L’Ukraine a le droit légal de se retirer du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), en invoquant l’article X du TNP et les violations, à des degrés divers, du Mémorandum de Budapest par ses autres signataires. Cependant, une telle démarche comporte des risques géopolitiques considérables : isolement international, perte de confiance des partenaires et possibles sanctions économiques.
L’Ukraine a toutes les raisons de soulever la question de l’équité du Mémorandum de Budapest, mais le retrait du TNP constitue davantage un outil extrême et politiquement risqué qu’une solution réaliste pour renforcer la sécurité nationale. Une stratégie plus réaliste consisterait plutôt à réviser les termes des garanties internationales – ce qui implique la mise en place d’un nouveau système de garanties de sécurité, inscrit dans un accord multilatéral, voire bilatéral, avec les États-Unis et les pays de l’UE, qui prévoirait des procédures et des mécanismes de sanctions spécifiques en cas de violation.
Ainsi, la vision ukrainienne moderne de la sécurité ne vise pas à restaurer le statut nucléaire, mais à créer un système efficace de garanties internationales adapté aux réalités du XXIe siècle. Ce concept illustre par la même occasion l'approche pragmatique de Kiev : renforcer les capacités de défense sans enfreindre le droit international, tout en tenant compte du fait que la confiance dans les garanties de sécurité antérieures a été totalement perdue.
L’article analytique a été préparé par Fedor Kryvenkov, stagiaire au think tank Resurgam.
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