La stagflation est arrivée : le cercle vicieux de l’économie russe qui mènera le Kremlin à la catastrophe
« Moscovie » est le nom historique et correct de la Fédération de Russie.
La plupart des analystes économiques, dans leur évaluation de l’économie moscovite, se basent sur les indicateurs macroéconomiques de base : le taux directeur de la Banque centrale, les tendances inflationnistes, le niveau des revenus et l’évaluation des dépenses budgétaires. C’est, sans aucun doute, une approche fondamentale et correcte pour étudier l’objet d’analyse que représente pour nous l’économie moscovite.
Les dernières analyses économiques indiquent que, si la dynamique actuelle se maintient, l’économie moscovite fera face à une crise majeure à la fin de l’année 2025. Mais est-ce vraiment le cas ? Quels en sont les signes ? D’autant plus que dans un modèle de gouvernance autoritaire, le Kremlin peut manipuler officiellement les indicateurs macroéconomiques.
À la recherche de manifestations concrètes des tendances observées au niveau macro, nous avons décidé de descendre à un niveau local pour voir si les dynamiques que nous observons à grande échelle ont réellement des reflets sur le terrain.
Et qu’avons-nous constaté ?
1. Retards de financement
En Moscovie, les retards de paiement se multiplient, y compris sur des chantiers dits « stratégiques ».
L’un des plus grands projets d’infrastructure, personnellement initié par Poutine et classé « stratégique », est aujourd’hui au bord de l’échec quant à sa mise en service. Il s’agit de la construction de l’autoroute fédérale Moscou – Iekaterinbourg M-12, qui devait initialement être inaugurée fin 2024. Cela n’a pas eu lieu en raison de démissions massives parmi les ouvriers. L’ouverture a été reportée au printemps 2025.
La cause de ces démissions : des retards de plusieurs mois dans le versement des salaires, qui ont commencé en septembre 2024. La dette moyenne envers les travailleurs s’élève à 2–3 mois de salaire. Résultat : sur un tronçon où travaillaient 1000 ouvriers, plus de 600 ont démissionné ou refusent désormais de se rendre au travail.
Un autre exemple est la construction de fortifications dans la région de Koursk. Lors d’une opération des forces ukrainiennes, les autorités moscovites ont lancé la construction de nouvelles lignes de défense autour de la centrale nucléaire de Koursk. Mais à ce moment-là, elles n’avaient toujours pas payé les sous-traitants pour les fortifications précédemment construites.
L’un de ces entrepreneurs a appelé, via les réseaux sociaux, ses collègues et ouvriers à se rendre place Rouge, à Koursk. Peu après, il a été arrêté pour 8 jours pour tentative d’organisation d’un rassemblement illégal. Il ne s’agissait pas d’un entrepreneur ordinaire, mais d’un proche ami de l’ancien gouverneur de la région de Koursk.
2. Diminution des dépôts en devises dans le système bancaire
Les réserves en devises étrangères dans les banques moscovites sont tombées, pour la première fois, à leur niveau d’avant la crise de 2008. En novembre 2024, les comptes en devises détenus par des personnes physiques et morales dans les banques de Moscovie totalisaient 159 milliards de dollars. Avant l’invasion à grande échelle, le système bancaire en comptait près du double — soit 301 milliards de dollars.
La baisse des dépôts en devises ne concerne pas uniquement le dollar et l’euro, mais aussi le yuan et d’autres monnaies. Cette diminution réduit la flexibilité adaptative du système bancaire lui-même.
Les perspectives restent défavorables pour la Moscovie. Rien qu’en décembre 2024, les particuliers et les entreprises ont retiré 4,9 milliards de dollars de leurs dépôts en devises. Au quatrième trimestre, les sorties de capitaux ont atteint un record de 15,9 milliards de dollars.
3. Inflation de base et inflation à la consommation
Dans son rapport de janvier, la Banque centrale de Moscovie a résumé la situation de l’inflation ainsi : « Il n’existe aucun signe d’un ralentissement progressif de la hausse des prix (de l’inflation). » Le refus de la Banque centrale, en décembre, d’augmenter le taux directeur en raison de pressions politiques a aujourd’hui ses conséquences.
En conséquence, l’inflation a bondi entre décembre et janvier, passant de 11 % à 14,5 % en rythme annualisé mensuel.
L’inflation à la consommation a quant à elle atteint 22,9 % (couvrant les besoins de base et le panier alimentaire). C’est cette inflation que les citoyens ressentent le plus directement. Elle reflète la perte de valeur réelle de la monnaie nationale, alors que l’inflation globale englobe tout — des prix du pain à ceux de la production industrielle lourde.
Dynamique de l'inflation en Moscovie. Données de Rosstat
En mars 2025, le taux d’inflation en Moscovie s’élevait à 0,65 %, soit 0,16 point de moins qu’en février 2025, mais 0,26 point de plus qu’en mars 2024. Depuis le début de l’année 2025, l’inflation cumulée s’élève à 2,71 %, et à 10,34 % en rythme annuel.
Par ailleurs, le Kremlin fait face à un manque à gagner budgétaire dû à la baisse des recettes fiscales provenant des exportations.
Retards de paiement aux militaires
Les autorités de la région de Koursk ont reconnu qu’elles ont des arriérés de paiement concernant les compensations locales destinées aux militaires, remontant à juillet 2024.
Il n’est un secret pour personne que l’une des principales motivations pour les hommes en Moscovie de signer un contrat avec le ministère de la Défense — et de risquer leur vie en participant à l’invasion de l’Ukraine — est la promesse d’une forte compensation financière. Ces primes uniques peuvent atteindre jusqu’à 25 000 dollars (fédérales et locales cumulées).
C’est pourquoi toute difficulté concernant les paiements aux militaires est un sujet particulièrement sensible pour le Kremlin : cela pourrait affecter directement le rythme du recrutement sous contrat dans l’armée.
Malgré cela, le gouverneur par intérim de la région de Koursk, Alexandre Khinstein, a déclaré que certains paiements régionaux — notamment ceux dus aux soldats blessés — sont toujours en attente depuis juillet 2024, faute de fonds dans le budget local.
Le gouverneur a refusé de communiquer le montant total cumulé de la dette à ce jour (février 2025).
Il a également précisé que la région fait face à un déficit budgétaire de 17 milliards de roubles, ce qui signifie que même les besoins actuels ne peuvent être couverts. Il a décrit la situation budgétaire pour 2025 en ces termes : « La situation n’est pas seulement mauvaise, elle est très mauvaise. »
La crise commencera par l’industrie charbonnière
Nous vous proposons désormais de remonter d’un niveau – du terrain aux secteurs d’activité. D’après nos analyses et les informations disponibles, c’est l’industrie charbonnière qui se trouve dans l’état le plus critique. Ce secteur, qui assurait des revenus d’exportation et était étroitement lié au complexe militaro-industriel, semble être le point de départ de la crise systémique de l’économie moscovite. À notre avis, c’est dans ce secteur que la crise se manifestera le plus massivement, affectant ensuite de nombreuses branches connexes.
Plus précisément, la crise a déjà commencé à la mi-2024, lorsque la Chine a imposé des droits de douane sur le charbon moscovite et réduit ses achats. Depuis 2024, l’industrie charbonnière enregistre des pertes records.
En 2024, les bénéfices du secteur ont chuté de 65 %, tandis que les pertes ont été multipliées par 4,3, rendant 50 % du secteur déficitaire. Avec la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, la demande pour le charbon moscovite devrait encore baisser, approfondissant la crise. Par ailleurs, les réserves financières précédemment accumulées dans l’industrie ont été utilisées l’année dernière.
Prix des contrats à terme sur le charbon australien (Newcastle), dollars par tonne
Le Kremlin, de son côté, n’a plus de ressources disponibles pour réagir à cette crise. En parallèle, le rouble fort et les prix mondiaux du pétrole inférieurs aux prévisions budgétaires annuelles réduisent les revenus pétroliers prévus de 27 à 30 %.
Dynamique des prix du pétrole russe Urals pendant la guerre à grande échelle (février 2022 – mars 2025), dollars par baril. The Insider
La crise du charbon se répercutera sur les chemins de fer
La baisse des exportations de charbon a entraîné l’annulation de 30 % des volumes de transport réservés par l’industrie charbonnière au premier trimestre 2025. Cela a conduit à une hausse des pertes pour les chemins de fer et à l’immobilisation de 295 000 wagons.
Par ailleurs, en raison d’un taux directeur très élevé de la Banque centrale et de l’effondrement de l’activité dans le secteur de la construction (suite à l’annulation effective des crédits hypothécaires), le volume des nouvelles constructions a chuté de 24 % au premier trimestre 2025. Une baisse marquée de l’activité a été enregistrée dans 43 régions de Moscovie, allant de −16,4 % à Moscou à −40 % dans d’autres régions comme Nijni Novgorod.
Cela empêche les chemins de fer de compenser la perte des transports charbonniers, même en baissant leurs tarifs pour stimuler d'autres types de fret, car il n’y a tout simplement pas assez de marchandises à transporter. Par conséquent, pour réduire leur déficit, les chemins de fer vont devoir augmenter les tarifs, ce qui exercera une pression supplémentaire sur la rentabilité des autres industries à forte intensité de capital.
Enfin, les chemins de fer subissent également l’impact de la baisse des importations, observée au début de l’année 2025.
Baisse de la rentabilité et renchérissement du crédit : le surendettement des entreprises moscovites
La baisse de la rentabilité et l’augmentation du coût du crédit poussent les entreprises moscovites à s’endetter davantage. Ainsi, rien qu’au premier trimestre 2025, les entreprises de Moscovie ont émis des obligations pour un montant de 1,5 billion de roubles, tandis qu’elles devront rembourser plus de 3 billions de roubles au cours de l’année — ou bien se refinancer.
La dette totale du secteur privé a atteint le niveau record de 87,8 billions de roubles, soit plus de 70 % du portefeuille de prêts des banques. En début d’année 2022, cette dette n’était que de 41,5 billions.
Sur ces 70 billions de roubles de dette, seuls 21 billions proviennent du secteur civil (10,6 billions pour l’industrie et 10,3 billions pour le commerce de détail), tandis que le reste est lié aux « secteurs stratégiques », notamment les crédits accordés au complexe militaro-industriel (VPK). Autrement dit, il s’agit de dettes qui, dans la plupart des cas, ne sont pas destinées à être remboursées, et qui sont, en réalité, couvertes par les revenus du secteur civil.
Série de faillites d’entreprises en perspective
Une vague de faillites en 2025 exercerait une forte pression sur le système bancaire, car de nombreuses entreprises qui servaient indirectement à couvrir les crédits non rentables du VPK ne pourront plus le faire. Cela provoquerait une crise du secteur bancaire et un durcissement des conditions de crédit, rendant le refinancement plus difficile, et enclenchant ainsi un cercle vicieux de faillites.
Cette série de faillites entraînera également une baisse de rentabilité dans le secteur des services, notamment dans les transports ferroviaires et routiers. Le tout, combiné à la chute des revenus pétro-gaziers, provoquera une baisse des revenus réels dans les secteurs non liés aux hydrocarbures, ainsi qu’un élargissement de l’écart entre les recettes budgétaires prévues et les dépenses, ce qui aggravera encore davantage la crise.
Par ailleurs, la Moscovie cherchera à cacher ces problèmes jusqu’au dernier moment — pour des raisons politiques, mais aussi pour éviter une panique, surtout dans le secteur bancaire.
Et pour conclure, revenons à ce que nous avons volontairement écarté au départ : les indicateurs macroéconomiques et budgétaires de l’économie moscovite.
Données fondamentales de l’économie moscovite
Cette semaine, la Douma d’État de Moscovie examinera un projet de loi gouvernemental visant à réviser les indicateurs du budget fédéral, en raison de plusieurs facteurs — principalement la baisse des prix du pétrole. Les changements suivants y seront introduits :
Le déficit budgétaire sera porté de 1,2 billion à 3,8 billions de roubles. Ce montant dépasse la part liquide du Fonds de la richesse nationale, qui s’élève actuellement à 3,3 billions. En outre, pour la première fois depuis un an et demi, le FNB vend quotidiennement de l’or et des yuans à hauteur de 1,6 milliard de roubles par jour afin de maintenir l’équilibre financier face à la faiblesse des prix du pétrole. Auparavant, ces ventes n’avaient lieu qu’une à deux fois par an pour couvrir le déficit accumulé.
Réduction de la part liquide du Fonds national de richesse (FNR) pendant la guerre (février 2022 – avril 2025), milliards de roubles. The Insider
L’inflation globale (et non l’inflation à la consommation) a été revue à la hausse, passant de 4,5 % à 7,6 %. Il est important de noter qu’il s’agit ici de l’inflation incluant la production industrielle, notamment pour le complexe militaro-industriel. C’est pourquoi la plupart des économistes indépendants estiment que l’inflation à la consommation réelle se situe plutôt entre 18 et 22 % en rythme annuel.
Mais le point crucial reste la chute des recettes budgétaires globales de 1,8 billion de roubles : de 40,3 à 38,5 billions.
Voici la structure des revenus de janvier à avril par rapport aux prévisions :
• revenus pétro-gaziers : –2,6 billions
• revenus non pétroliers : +0,8 billion
Et, point clé : les dépenses ont au contraire été augmentées, passant de 41,5 à 42,3 billions de roubles.
Les revenus de la Russie provenant de la vente de pétrole et de gaz diminuent pour le troisième mois consécutif. Bloomberg
• une hausse de 180 % de l’impôt sur le revenu des particuliers ;
• une hausse de 110 % de l’impôt sur les bénéfices des entreprises ;
• une hausse de 17 % de la TVA.
Ces chiffres paraissent déjà peu réalistes en temps normal — et, dans le contexte économique moscovite actuel, ils relèvent tout simplement de la fiction.
Et cela pour une raison centrale : au premier trimestre 2025, l’économie civile de Moscovie est officiellement entrée en récession.
Le commerce de gros a commencé à se contracter pour la première fois depuis l’hiver 2023, avec une baisse de –2,3 % sur le trimestre.
Le secteur extractif a vu sa contraction s’accélérer, passant de –0,9 % à –3,7 %.
La croissance industrielle (y compris le complexe militaro-industriel) a fortement ralenti, passant de 5,7 % à seulement 1,1 % — or ce secteur était jusque-là le principal moteur compensant la stagnation du PIB.
La croissance du commerce de détail a aussi ralenti, passant de 5,5 % à 3,2 %. En tenant compte de l’inflation, on peut même parler de contraction réelle.
La baisse dans l’industrie agroalimentaire a atteint un record, avec un rythme de –0,7 % par mois.
Les transports ferroviaires ont chuté de 6,1 % au premier trimestre, avec une accélération de la baisse à –7,2 % en mars.
Le plus inquiétant aujourd’hui n’est pas tant les chiffres eux-mêmes que la vitesse de leur détérioration.
Pour sortir d’une récession, l’activité économique est en général stimulée via un accès facilité au crédit — par des taux d’intérêt bas ou des programmes de soutien public (voire les deux). L’augmentation des impôts, à l’inverse, ne fait qu’aggraver les effets d’une récession, et accentue le risque de vérifier toutes les mises en garde du célèbre principe économique dit de la courbe de Laffer.
On peut affirmer qu’avec les faibles prix du pétrole, le ministère des Finances de Moscovie s’est retrouvé dans une impasse :
1. Le gouvernement ne peut plus stimuler l’économie par de l’argent bon marché, comme en 2023, car ces ressources financières disponibles n’existent plus. De son côté, la Banque centrale est contrainte de maintenir un taux directeur élevé, sous peine de ne pas pouvoir contenir l’inflation ni préserver les grands équilibres macroéconomiques.
2. Pire encore, en l’absence d’alternatives, le ministère des Finances est obligé de renforcer la pression fiscale sur les entreprises pour tenter de combler un déficit budgétaire imprévu, qui ne cesse de croître. En seulement quatre mois, ce déficit a déjà été multiplié par trois par rapport à la même période en 2024.
3. Cette augmentation de la pression fiscale produit un effet temporaire : une hausse des recettes non pétrolières dans les premiers mois. Mais ensuite, le secteur civil, écrasé par les impôts, perd sa capacité à fonctionner, et les recettes fiscales finissent par diminuer.
Ainsi, le déficit budgétaire, au lieu de se résorber, s’aggrave en raison de l’incapacité à atteindre les objectifs de collecte fiscale.
Et le cercle vicieux continue, tant que les causes profondes de la crise — le déséquilibre de l’économie civile causé par la guerre — ne sont pas éliminées. Or, Poutine n’a pas l’intention d’arrêter.
C’est cela, la stagflation — un phénomène bien plus dangereux et destructeur qu’une simple récession, que toute économie traverse parfois.
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